Texte & Publication

Les chants des hommes sont plus beaux qu'eux-mêmes - 2007


Catégorie : L' Art du Théatre
Auteur : Entretien avec Jacques DELCUVELLERIE réalisé par Bernard DEBROUX
Tiré de : Alternatives Théâtrales n°94-95
Date : 2007

Entretien avec Jacques Delcuvellerie réalisé par Bernard Debroux

 

Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes

Nazim Hikmet
 
 
Bernard Debroux : Comment naît pour toi un projet ? Est-ce au départ d'un concept ? A quel moment intervient le théâtre? On peut imaginer que c'est complètement distinct. Le fait qu'on s'y attarde, s'y accroche et le fait d'en faire du théâtre sont peut-être deux démarches très différentes ?
 
 
Jacques Delcuvellerie : Il ne s'agit jamais d'un concept a priori. Mais effectivement, le projet peut naître soit d'une réalité vécue, d'un désir, d'un cri, sans aucune anticipation des formes que cette réalité pourrait requérir pour s'exposer - le «théâtre» comme tu dis - et c'est ensuite un long travail de faire émerger celles qui s'imposent ; soit il s'accompagne, se soutient d'une vision «théâtrale» précise, immédiate, impérieuse, et c'est un autre travail d'explorer tout ce que cette vision potentialise. Je donne deux exemples, renvoyant à l'un et l'autre cas. Comme je l'ai déjà souvent expliqué, RWANDA 94 est né d'une très violente et double révolte : devant l'événement même du génocide et devant la dramaturgie de «l'information» par laquelle il me parvenait. De ce hurlement devant mon téléviseur s'est finalement accouché sur quatre ans un spectacle dont je ne savais pas du tout les chemins qu'il allait emprunter mais qui, au total, entre autres, affronte bien la question du génocide et celle des médias. Par contre, pour TRASH (A LONELY PRAYER) (1992), tout découle d'une vision précise qui m'est venue à Rome, dans un contexte sans aucun rapport avec cette image : cinq femmes face public, chacune à un micro, dans un état d'une extrême intensité, ce qu'on nomme parfois un «état second», au bord de la crise mais encore sous contrôle, et débitant un flot d'obscénités sans limites. Mais il s'est passé plusieurs années avant que je rencontre la personne, en l'occurrence Marie-France Collard, qui pouvait produire l'écriture de cette vision, et que je découvre beaucoup d'autres choses qui se cachaient derrière l'intuition première. Sans compter les processus à inventer pour que cela s'incarne dans des corps d'actrices, un espace musical, etc., bref un acte qui soit également une représentation. Ce sont deux naissances de projet très différentes, apparemment.
Dans tous les cas, les projets que je me suis senti capable de porter, et pour lesquels j'étais suffisamment motivé pour les faire aboutir envers et contre tout, souvent après plusieurs années, ce sont des projets qui correspondent à une sorte de nécessité. Je veux dire par là que tu ne peux plus t'en débarrasser, même si tu sais que les moyens excèdent tes forces ou que tu risques la déroute. Je me sens donc incapable de fonctionner en enchaînant des spectacles, saison après saison, et l'aisance de ceux qui passent d'une LOCANDIERA à une CERISAIE et d'un Franca Rame à un Boulgakov me laisse toujours perplexe. Pourquoi ça plutôt qu'autre chose, vraiment ?Bien sûr, il y a un grand nombre de textes avec lesquels j'entretiens un rapport et à propos desquels j'aurais quelque chose à dire qui se distinguerait, plus ou moins (nous sommes tous des lecteurs singuliers) de ce que d'autres en ont déjà dit. D'ailleurs - et c'est très sain - ­l'école, l'enseignement te permettent cette remise en chantier perpétuelle de ton héritage aussi bien que des expériences inédites. Mais la nécessité d'entreprendre une «œuvre» dans le champ de la création et de la production, c'est-à-dire la nécessité d'engager une confrontation vitale avec ça, avec ce que cela comporte de dangereux et aussi de tyrannique vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres, il me semble qu'on ne la commande pas. Je ne réussis pas, en tous cas, à m'en convaincre véritablement quand elle ne s'impose pas. Et si tu peux y résister, abstiens-toi, c'est ma règle désormais.
 
 
B. D. : Comment définirais-tu cette nécessité ? Ou comment la ressens-tu ?
 
 
J.D. : Ce n'est pas exactement l'image romantique de la chose irrépressible. Ça tient à la nature du théâtre et des arts de la représentation : quelque chose qui ne surgit pas entièrement de soi et pour soi. On sait que finalement nous serons confrontés à d'autres dans un espace public, lors des représentations. Donc même tes intuitions les plus sauvages prennent forme dans ta tête et au cours de ton travail avec la nécessité de réfléchir ce rapport. Qu'en est-il aujourd'hui des arts de la représentation, du spectateur, du cancer de la spectacularisation de toute réalité, etc. ? Ça, c'est la part du «concept» dont tu parlais au début, il n'est pas à la source vive de ce que tu produis, mais tu dois réfléchir aux conditions où cette source prend naissance et coule. Bon, je m'aperçois que j'évite ta question. Elle a quelque chose de gênant.
Au fond, j'identifie ma nécessité d'entreprendre un projet précis quand s'emparent de moi deux émotions très distinctes mais concomitantes. Disons qu'avec la première émotion, quelque chose me soulève... Quelque chose de bon en moi, ou plutôt de meilleur que moi se révèle, est révélé, par quelque chose que je lis ou que je vois ou que j'entends. C'est un fait que souvent cela se traduit par des larmes aux yeux. Je ne fais pas de sentimentalisme, parce qu'en réalité ce n'est pas malheureux, triste, c'est simplement que quelque chose brusquement excède tes capacités de défense et de réponse, quelque chose se réveille. Et d'ailleurs ce ne sont pas des sanglots, ça ne dure pas, c'est une suffocation inattendue d'humanité qui te relie très profondément, toi, à ce que ru viens de lire ou de voir. Cela peut advenir devant un événement réel, une personne (par exemple, au Rwanda, j'ai eu cela non pas devant un charnier mais à l'écoute d'un récit et devant un paysage) ou avec une chanson, ou un texte. Cela peut être apparemment dérisoire, par exemple dans LA MOUETTE, quand Treplev dans sa dernière rencontre avec Nina, quelques minutes avant de se suicider, lui dit : «Restez, je vous ferai à manger ». Et cela peut même advenir dans un texte dont je ne partage pas du tout la vison du monde, par exemple j’ai cette suffocation – et toujours aux mêmes endroits, très précis – dans certains passages de l’ANDROMAQUE de Racine, ou de L’ANNONCE FAITE A MARIE de Claudel. Je l’ai, bien sûr, en quantité d’endroits chez Brecht (l’enthousiasme de Chen Te pour les aviateurs et l’avion postal qui porte le courrier amical, ou dans le poème où elle dit partir avec Sun qui est « mauvais » plutôt qu’avec Chou Fou qui lui offre tout), Brecht qui, de surcroît, réussit deux secondes après à me faire rire (toute la scène du boucher dans LA MERE). Je ne voudrais pas être mal compris, il ne s’agit pas là d’émotions comme toute belle lecture ou forte rencontre peuvent t’en procurer. Cette « suffocation » est particulière, elle t’indique « quelque chose » en toi dont tu ne te rappelais pas et avec quoi tu devras travailler désormais. C’est quelque chose qui te réjouit, parce que tu te découvres encore humain à cause d’un autre humain, et en même temps t’effraie.
Et l’autre émotion, concomitante, j’insiste, c’est le désir d’entrer en guerre, de se battre avec et contre quelque chose. J’en ai dit un mot pour RWANDA 94, de cette colère. Elle allait devenir colère contre bien d’autres choses que les bourreaux et les médias, par exemple : contre des historiens, contre l’ethnologie et l’idéologie coloniales, contre le rôle de l’ONU, des grandes puissances, de l’Eglise, etc. Il y en a une de même nature à la source d’ANATHEME, notre oratorio à partir de la Bible. Mais ce combat n’est pas qu’une affaire de « contenu », c’est aussi un combat avec l’œuvre elle-même, et avec les préjugés esthétiques. Par exemple en montant Claudel et Brecht, j’étais aussi en guerre contre les visions dominantes actuelles de leurs dramaturgies. Contre ceux (je ne parle pas de Vitez, bien sûr, mais de tant d’autres) qui veulent aujourd’hui rendre la représentation claudélienne plus quotidienne, veulent le «rapprocher de nous», amenuisent sa dimension excessive et, notamment, cet «opéra de paroles» comme il disait lui-même, la question du souffle, en niant que c'est une langue totalement poétique, donc totalement artificielle en même temps qu'articulée aux pulsions les plus animales, et pas du tout sur le «parlé naturel» qui émascule aujourd'hui toute prosodie. Oui, Claudel c'est totalement charnel et en même temps totalement emphatique. Donc, quand j'entreprends de travailler sur cette pièce, je dois d'abord accepter d'être vaincu par elle, par sa langue et, fort de cette défaite, redécouvrir toutes les techniques vocales, toutes les anciennes ressources musicales de l'art rhétorique, en même temps qu'un travail d'implication physique et psychique dans le jeu, qui transforme ces techniques et transcende la simple virtuosité. Alors tu t'approches d'une dramaturgie où le drama - car ces personnages s'affrontent terriblement, et le rituel, la violence et le chant, ne s'opposent plus mais se portent réciproquement à des sommets inconnus de nos existences ordinaires. C'était la même chose avec LA MÈRE de Brecht en 1995. J'étais excédé par tout ce qui se disait : que, finalement, il n'était pas si communiste mais un filou en même temps qu'un grand poète aux thèmes universels, que les procédés brechtiens sont usés, que c'est faire vivre sa leçon que de le traiter avec le même irrespect qu'il a mis en usage avec les classiques, qu'il fallait en finir avec le musée (alors que je te défie de trouver une mise en scène «muséale» dans les trente dernières années), etc. Tout ce jésuitisme mondain qu'on trouve dans les ouvrages des années 1980 et qui descend à BOUVARD ET PÉCUCHET après 1989. C'était important pour moi, vital aujourd'hui, de montrer sur scène, par la vie même de la scène, que c'était faux. Claudel était un intégriste catholique et Brecht un communiste, à sa manière, certes, mais profondément, et il n'était pas moins drôle, moins léger, moins fin, moins complexe, moins bouleversant de ce fait, au contraire. C'est précisément en le montant contre lui-même le plus souvent qu'on le rend vulgaire (les «actualisations» à l'emporte-pièce), lourd, lèche-cul, et finalement pour emballer on est obligé de forcer sur le «culinaire» comme il disait, les effets, etc. Brecht a théorisé subtilement sur le modèle et même la copie (alors que la pire insulte aujourd'hui est d'accuser un artiste de copier), et nous, nous avons passé un an, toute l'équipe, à étudier sa mise en scène de LA MÈRE (mise en place, décors, accessoires, costumes, machinerie, partitions, orchestration, projec­tions, tout), à travailler le chant avec un spécialiste d'Eisler de Leipzig, Dirk Vondran, bref à tenter le plus sérieusement possible de nous rendre capables d'approcher son travail, de l'explorer pas à pas, de comprendre pourquoi ceci et non pas cela, de reproduire de façon minutieuse mais personnalisée, vivante, justifiée, joyeuse. Et nous avons fait sciemment une copie légèrement inexacte. Par défaut, bien sûr : nous n'avions pas son génie ni celui de ses acteurs (mais de cet écart nous savions jouer), mais surtout délibérément en nous écartant un peu, très peu mais nettement, de certaines solutions quand il s'avérait clairement (et c'était rare) qu'en 1995, être fidèle à sa solution scénique revenait à trahir sa position. Peu de spectateurs et même de spécialistes ont vu les écarts (l'original est déjà oublié...) et tous ont senti fortement le «modèle», et cela n'a rien empêché d'un succès au-delà de nos espérances. Où nous avons pu vérifier un vieil adage de Mao Tse Toung : que la vérité est toujours à contre-courant, ici paradoxalement, avec Claudel et Brecht, que pour révéler le présent il fallait regarder résolument en arrière. Naturellement, le choix de la pièce n'était pas innocent pour se livrer à cette gageure du «modèle», ce choix dramaturgique pour cette pièce disait en soi l'essentiel. Cela ne contre­disait pas le choix authentique différent de certains pour d'autres pièces maintenant, par exemple l'ARTURO UI d'Heiner Müller.
 
 
B. D. : Tu as donné des exemples du répertoire, mais est-ce vrai aussi pour les créations que vous faites?
 
 
J. D. : Après Claudel et Brecht, je pourrais prendre le volet central du «triptyque vérité », TRASH qui, je pense, encore davantage qu'à l'époque si je le rejouais maintenant, ferait scandale au niveau du langage, de la pornographie verbale déchaînée inhérente à son expression. Pour continuer dans la même terminologie, sa « nécessité» procède aussi de quelque chose de très intérieur, très intime dont on n'a pas nécessairement besoin de parler ici, et d'une «déclaration de guerre» : contre l'idée que l'extrême de la sexualité, de la transgression sexuelle, soit nécessairement un fantasme masculin d'une part, et contre l'idée que la souffrance et la mort au travail dans ces relations dangereuses témoigneraient d'une négation de l'autre, d'une déshumanisation ou d'une déchéance, d'autre part. Qu'au contraire ce sont les formes aseptisées du sexe, vecteur de la marchandise, de son fétichisme, qui enregistrent et provoquent la disparition de l'altérité et que la publicité, les manipulations génétiques et les exterminations passives ou actives de vastes parts de l'humanité, dessinent un ensemble cohérent et coercitif. Bien sûr on ne dissertait pas de cela sur le plateau, pas plus d'ailleurs qu'il n'y avait d'actes sexuels. Le public était en face de présences habitées par une parole, un flux verbal, des récits aussi, et même quelques statistiques !
Je l'ai déjà laissé entendre et je le répète maintenant, j'ai l'impression aussi que c'est un peu réducteur de ramener ces projets à un dessein explicite. D'abord, comme il va de soi, parce qu'une œuvre véritable charrie toujours dans ses soutes d'autres matériaux que ceux qu'on croyait avoir embarqués ; ensuite parce que cela supposerait que nous prêtions à la scène un pouvoir dans la cité qu'elle n'a pas, et les effets de ce que nous produisons sont difficilement mesurables. Il peut arriver cependant qu'on ait le sentiment exceptionnel d'une rencontre effective. J'invite les lecteurs que cela intéresserait à voir le film de Marie-France Collard, RWANDA. A TRAVERS NOUS, L'HUMANITÉ... qui, en 2004, retrace à la fois la situation actuelle des rescapés du génocide au Rwanda et leur réception de notre spectacle dans leurs villes ou sur les collines de Bisesero, à l'occasion de la dixième commémoration du génocide.
Il y a eu là, entre une œuvre et un public, dans des circonstances précises, un événement très rare par rapport à l'ordinaire de la vie théâtrale. Quelque chose qui semble lui donner un sens crucial et des pouvoirs presque excessifs, donc une responsabilité, et cela cesse soudain d'être un mot ou une valeur de référence abstraite, mais quelque chose dont on va devoir payer le prix, affronter les conséquences, pouvoir ou non gérer les effets imprévisibles. Ensuite, tu peux brièvement reprendre confiance dans le fait que les «desseins explicites» ne sont pas toujours si réducteurs... Mais tu sais aussi que tu ne peux reproduire à volonté cette conjonction d'un dessein et d'une forme «justifiés», d'un public juste, de circonstances justes, et des moyens matériels nécessaires, cette conjonction qui produit un «moment de vérité ».
C'est ce qui fait le problème du théâtre par rapport à beaucoup d'autres formes d'expression. Que ce maintenant-où-c'est-nécessaire n'est peut-être pas le maintenant-où-ça-peut-être-entendu. Quand on écrit un livre, il peut toujours être redécouvert; quand c'est un spectacle, s'il n'est pas entendu au moment même, on ne peut plus jamais le faire revivre de la même façon. C'est ce qui rend cette dialectique de la nécessité, des circonstances et des moyens nécessaires à la représentation très délicate, puisque le moment où il faut le dire n'est presque jamais pour le pouvoir, qui finance, et rarement pour le public, qui en dépend, le moment où cela peut être entendu.
 
 
B. D. : On peut organiser une aventure de création en trois temps : la conception, la préparation et la réalisation. On a un peu parlé de la conception. Comment s'orga­nisent ces différentes étapes dans ton travail ?
 
 
J. D. : On a plutôt parlé de ce qui entraîne la décision d'entreprendre un projet, on n'a peut-être pas encore vraiment parlé de la conception. En fait, une bonne partie du travail de la « conception» consiste à essayer de comprendre ton intuition première, et à trouver la méthodologie pour ce travail. Et elle est chaque fois spécifique. S'il s'agit du génocide, tu dois d'abord te demander quelles questions tu te poses vraiment, te méfier d'elles, vérifier où elles te conduisent. Par exemple, si tu te demandes : pourquoi ont-ils été massacrés?, tu dois aussi te demander pourquoi tu demandes pourquoi. Parce que cela te conduit tout à fait ailleurs que celui qui se demande : comment représenter une telle violence ? Tes questions définissent déjà ton projet. Y compris les questions pratiques : avec qui et comment travailler. Dans tous les cas, tu as besoin d'étudier. Ce sont des études qui peuvent être très différentes. Pour le génocide, par exemple, il faut rencontrer des historiens, des ethnologues, des témoins, des journalistes. Il faut aller enquêter sur place, confronter de l'expérience vécue, directe avec l'expérience indirecte, les connaissances universitaires... quand dans TRASH, tu t'aperçois que cette parole sexuelle forcenée a des antécédents dans des endroits où tu pouvais le soupçonner mais il faut encore le vérifier : les paroles d'extase et de manque d'extase, tout un pan de la mystique refoulé par le christianisme mais qui a bien existé, de Madame Louise du Néant et des quiétistes jusqu'à des cas dits pathologiques qui défilent chez Janet puis Freud. Qu'est-ce que cela veut dire cette rhétorique religieuse érotisée, par rapport à Sade, Bataille, Guyotat, etc., et quel rapport avec les fantasmes et pratiques obsessionnelles de personnes réelles, etc., etc. ? Donc tu cherches à comprendre la matière dans laquelle tu t'es aventuré et c'est dans ce sens-là que les choses que j'ose revendiquer ont un caractère expérimental. C'est la découverte au fur et à mesure d'un terrain sur lequel tu t'es aventuré, et que tu ne maîtrises pas. Tu inventories ce que tu as décidé d'explorer et à partir de là tu te fais une conception progressivement. Ça a pris au moins un an avec RWANDA 94 pour définir l'axe qui a finalement structuré toute la création : «une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l'usage des vivants» parce que, jusque-là, c'était simplement tenter de comprendre.
Un élément qui distingue beaucoup mon travail, c'est que l'expérimentation pratique intervient parallèlement à la poursuite de la recherche de l'orientation et de la conception du spectacle.
Si on prend ce qui se passait traditionnellement dans la mise en scène autrefois ou aujourd'hui encore, tout commence par : «le chef a une envie». Brusquement, il apparaît qu'il a quelque chose de nouveau à dire sur LA DISPUTE de Marivaux. Il choisit ses collaborateurs et les associe à une phase de lecture, relecture, documen­tation, à laquelle dramaturges, philosophes, divers intervenants collaborent. Tout le monde ou certains élus donnent leur avis. On fait des recherches historiques. Qu'est-ce qui s'est écrit et représenté autour ? Etc. Il y a une période de table et puis on commence à essayer sur scène après s'être conforté dans ses intuitions ou avoir déduit certaines choses contraires de la lecture, on commence à tester en pratique ce qu'on veut représenter.
Dans ce que j'entreprends, la première chose qui vient en même temps qu'essayer de comprendre, c'est surtout d'inventer une méthodologie adaptée, créative, c'est-à-dire qu'à chaque objet de travail correspond un processus singulier. Je ne suis pas du tout les mêmes étapes si je dois, comme il y a deux ans, monter LA MOUETTE que si je monte ou invente TRASH ou RWANDA 94. Quel est le processus de travail juste? Quelles sont les épreuves par lesquelles on doit passer? Quand doit-on commencer à écrire? Qu'est-ce qu'on teste déjà de l'écriture sur des publics? Qu'est-ce qu'on expérimente avec des acteurs, sans texte? Est-ce qu'il est nécessaire de faire des opérations de «décalage », c'est-à-dire de passer par exemple une nuit en forêt ou de s'enfermer dans une cage pendant huit jours, comme je l'ai fait avec Francine Landrain en 1994, pour élaborer PENTHY 2 ? Est-ce qu'on ne travaille qu'avec une partie du groupe pour la confronter à l'autre ensuite? Est-ce que des parties entières peuvent déjà être conçues indépendamment comme LA CANTATE DE BISESERO dans RWANDA 94 qui termine le spectacle et a pourtant été conçue en premier lieu ? Chaque objet qui se cherche et qui n'arrête pas de se définir au fur et à mesure de la création commande une méthode de travail spécifique à découvrir et en quelque sorte à « apprendre» en même temps que tu l'inventes. J'ai parlé en d'autres occasions de la nécessité pour l'acteur de «chevaucher le tigre », ça c'est le tigre du metteur en scène ou du chef de chantier.
Sur le projet actuel : FARE THEE WELL TOVARITCH HOMO SAPIENS, j'ai éprouvé le besoin de réunir d'autres metteurs en scène. C'est une intuition forte : je veux confier largement ce que j'ai envie de créer à d'autres, des gens plus jeunes qui conçoivent des parties structurelles, en tout cas c'est le rêve, c'est le sentiment qu'il faut que ça se passe comme ça. Est-ce que ça va se vérifier ? C'est autre chose...
Cette méthodologie est déterminée par la nature du projet, je ne crois absolument pas que je puisse répéter un projet de la même façon qu'un autre. Évidemment, avec l'expérience, il y a quantité de choses qui s'acquièrent, mais il s'agit surtout des écueils à éviter. Par exemple, que fait-on avec les ego, les conflits de personnes? Qu'est­-ce qui doit être géré par la collectivité et qu'est-ce qui doit se décider en groupes restreints ? Quand espace-t-on les rencontres et quand faut-il serrer le temps de travail? Pour ce genre de choses, l'expérience aide un peu.  
 
 
B. D. : Tu as fait plusieurs fois allusion aux rapports entre l'individuel et le collectif, surtout dans les derniers projets, il y a rassemblement d'une série de personnes qui peuvent exprimer leur projet individuel et puis il s'agit de faire un spectacle. Comment les choses ont-elles évolué par rapport à cette tension dialectique entre individu et collectivité?
 
 
J. D. : Dans les débuts du Groupov, il y avait la fiction qu'il n'y avait pas de chef. Le plus attaché à cette fiction, c'était moi. J'y ai appris cruellement plusieurs choses. Comment on veut t'introniser, et comment ça s'accompagne en même temps d'une détestation ; et tout le temps qu'il faut perdre presque nécessairement à ce qui est subordonné à ce type de relations. On veut être complètement un collectif et en même temps on cherche un leader. Ce n'est pas très original, c'est l'expérience de beaucoup de groupes. En plus de vingt-cinq ans, bien de formes de cette contradiction se sont expérimentées au Groupov, avec des changements de rôles, etc. À présent, vu le temps passé, il se produit autre chose : les projets associent des gens qui sont des artistes accomplis et expérimentés. Si par exemple, je réunis Jean-Marie Piemme qui, avec ses années de compagnonnage dramaturgique complice de nombreux metteurs en scène et ensuite comme écrivain avec le talent qu'on lui connaît a vécu beaucoup de groupes, Garrett List, qui a 50 ans de travail comme musicien et notamment en improvisation collective, Johan Daenen, comme scénographe qui a commencé il y a bien longtemps avec les pratiques radicales de Jan De Corte, etc., ça ne signifie pas que les problèmes d'ego ou du rapport individu / groupe sont supprimés, mais ils sont traités entre gens qui en ont une longue expérience. On traite automatiquement les choses autrement et, à un moment donné, on sait que ça ne marchera pas si quelqu'un ne construit pas mais détruit la maison, et c'est naturellement à lui de prouver qu'il peut la construire et qu'il le fait. C'est-à-dire qu'il entend suffisamment chacun et qu'en même temps, il exerce sa propre liberté. Mais il y a un prix à payer : le prix à payer pour les travaux collectifs. Parce que c'est beaucoup moins dur quand tu es dans la situation traditionnelle, un metteur en scène qui est en même temps le patron, tout est clair. Il y a un maître après Dieu et celui qui ne convient pas est licencié. Quand tu essaies que quelque chose advienne, que tu demandes à chacun quelque chose de personnel, d'intime mais dont la condition d'énonciation c'est qu'elle convienne au projet que tu gères, tu dois le payer.
 
 
B. D. : Quand on voit RWANDA 94, le spectacle apparaît pourtant comme exemplaire d'une démarche où chacun apporte sa participation de création à un projet dont tu avais la responsabilité ultime...
 
 
J. D. : L'initiative, la conduite, la responsabilité ultime. Oui. Et j'y ai travaillé avec des maîtres, je pense aussi à Jean-Marie Muyango. Tout cela est très bien relaté dans le numéro d'Alternatives théâtrales que vous y avez consacré. Piemme et List y parlent notamment très bien du travail collectif avec moi. Mais exemplaire ou non, et je ne veux pas détailler, tu dois le payer à un moment. À cause du sujet écrasant, le génocide, et à cause de notre position honnête, humble devant ce sujet, les conditions que j'ai créées pour ce travail ont fait que chacun a été meilleur que lui-même. L'œuvre en tant que telle est meilleure que nous tous et que moi. Comme dans la phrase que je cite si souvent de Nazim Hikmet : «Les chants des hommes sont plus beaux qu'eux-mêmes... ». RWANDA 94 est beaucoup plus beau que tous ceux qui y ont participé, parce que les conditions nécessaires ont été réunies pour qu'il en soit ainsi. Mais une fois que la chose est réalisée, elle devient aussi comme un trésor, un héritage, et à qui est-il ? La chose si belle que nous avons faite ensemble sans penser à demain, qui nous a procuré tant d'émotions, qui en a donné tant aux autres, peut devenir alors un objet de douleur.
 
 
B. D. : Dans ce projet futur, TOVARITCH, qu'est-ce qui s'est passé pour que tu envisages de confier à tel jeune metteur en scène l'entière responsabilité d'une partie du projet ?
 
 
J. D. : En ce qui concerne TOVARITCH, c'est différent, pour des raisons que je m'explique sans doute mal parce qu'on est au début du projet. J'ai l'intuition qu'à la différence de RWANDA où il s'agissait quand même de créer une œuvre, TOVARITCH ne peut pas évoquer de manière forte et sensible pour les spectateurs ce dont il s'inspire, s'inquiète, ce qui nourrit son angoisse en «une» création, en «une» énonciation. Ça ne peut exister qu'à travers des approches qui ne peuvent pas être trop divergentes mais doivent être profondément singulières. Ce pourrait être plusieurs œuvres. Il y a donc place pour que des gens, à condition qu'ils acceptent la proposition de base que je leur fais, s'expriment aussi largement eux-mêmes, voire à ma stupéfaction personnelle. Je me prépare à ne pas être d'accord avec tout ce qui m'est proposé tout en me disant que c'est quand même quelque chose qu'il faut faire. Je veux aussi que ce ne soit pas seulement le spectacle d'un vieil homme mais de gens d'une autre génération qui ne se voient pas quasiment au terme de leur vie comme moi et qui, dans le respect à mon égard, ne partagent pas mon sentiment catastrophiste parce qu'ils ont encore, croient-ils, la vie devant eux.
De cette tension, cette dualité entre moi et des gens qui ont vingt-cinq ans, trente-cinq ans, quelque chose va peut-être ou non surgir, mais il serait faux de ma part de vouloir seulement requérir leur talent et leur dire : venez complètement sur mon terrain...
 
 
B. D. : Comment vis-tu cette expérience d'artiste associé au Théâtre National ? Y a-t-il des contacts avec les autres artistes associés du théâtre ?
 
 
J. D. : Ce sont des artistes pour qui j'ai du respect, ce n'est pas une phrase de convenance. Ça ne veut pas dire que je me sente également proche de tous. Par ailleurs, il y a une certaine indécision de ce statut. Est-ce que metteur en scène ou artiste associé au Théâtre National signifie que le Théâtre National soutiendra vos projets, ou est-ce que ça signifie : nous sommes une espèce de conseil qui oriente la programmation du théâtre, son fonctionnement interne, sa relation au public, les partenariats qu'il peut nouer à l'extérieur, sa visibilité, sa stratégie, son image... Jean-Louis soutient les projets, mais en même temps il nous consulte sur beaucoup de choses où on n'a pas l'impression d'être réellement effectif. Il me semble qu'il y a une hésitation qui doit être un jour tranchée... Les moments où j'ai le plus l'impression de fonctionner comme un artiste associé c'est dans les entretiens personnels avec Jean-Louis, avec les complicités et les contradictions fructueuses que nous nous connaissons. Mais pas quand il s'agit du collectif parce que ce collectif n'a pas été désigné ou réuni en fonction d'un projet. Les gens sont là parce qu'ils sont de remarquables artistes à l'échelle belge et internationale, et non parce qu'ils seraient tous porteurs d'une même vision du monde et d'une même vision de la fonction de la représentation aujourd'hui.
 
 
B. D. : As-tu des contacts avec les autres?
 
 
J. D. : Pas vraiment, en dehors de nos réunions précisément au titre d'« artistes associés ». Mais il y a des choses où nous nous retrouvons très proches en tant que professionnels, aussi parce que ce ne sont pas n'importe quels professionnels. Par exemple, nous sommes très vite d'accord sur la manière dont la maison fonctionne en tant qu'outil de théâtre. Là où ça coince dans l'organigramme, là où on a des problèmes. Il y a là immédiatement une discussion des professionnels qui mériterait d'être entendue au sommet du théâtre. C'est la raison pour laquelle tous les associés sont d'accord d'instaurer une pratique qui n'a pour l'instant pas lieu : nous voudrions faire avec la direction un bilan, une analyse critique de chaque saison écoulée, et de chaque spectacle dans cette saison du point de vue strictement professionnel, concret, sur l'expérience vécue qu'on en a, en tant que metteur en scène mais aussi en tant que spectateur, de la promotion à l'accueil, des ateliers à l'administration, tout ce qui fait fonctionner un théâtre. Il y a aussi d'autres choses que nous voudrions faire entendre : ce qui attire notre attention dans d'autres lieux, où sont les jeunes talents, où sont les expériences intéressantes à l'étranger, etc.
 
 
B. D. : Quand je regarde les choses de l'extérieur, le Théâtre National apporte, soutient les projets des artistes associés même avec un certain risque, mais qu'est-ce que les artistes associés apportent au Théâtre National ? Mais peut-être n'êtes-vous pas assez sollicités?
 
 
J. D. : Si, ce qui devrait être manifeste, c'est que les artistes associés constituent l'essentiel de l'identité du théâtre, c'est-à-dire que quand il y a une création de tel ou tel, cela doit devenir emblématique du Théâtre National. Et je ne suis pas sûr que nous en soyons là.
 
 
B. D. : Je crois pourtant, même s'il faut pouvoir laisser du temps, que ce qui donne l'identité du Théâtre National, ce sont les artistes associés auxquels s'ajoutent la dimension internationale.
 
 
J. D. : En tout cas, pour moi, je peux vérifier si je suis artiste associé ou non à travers le projet TOVARITCH. J'éprouve une grande reconnaissance pour le fait que je ne connais pas aujourd'hui de grande institution en Europe qui prendrait comme artiste associé quelqu'un qui dit : je ne montrerai rien cette saison mais je ferai quelque chose en 2009, voici un dossier de cinq cents pages mais je suis incapable de te dire vraiment pour l'instant à quoi ça va ressembler, peut-être ce sera en trois spectacles, je ne sais pas cette saison combien de services il faudra déjà, combien de collaborateurs, ce que je vais dépenser exactement en 2007 ni comment... Là, je suis sans doute un peu trop optimiste, je sens nettement qu'on va me demander davantage de précisions, mais je peux me battre pour travailler dans la plus grande liberté. C'est un rêve possible. Ça provient évidemment aussi du fait que nous ne sommes pas des irresponsables non plus. Je me suis arrangé pour faire le spectacle d'ouverture de la première saison de Jean-Louis Colinet à partir de ce qui était une préoccupation à moi et qui pouvait en même temps correspondre au besoin du Théâtre National à ce moment-là. Mais, avec cette mise en scène, j'ai aussi dit adieu au répertoire et Jean-Louis sait bien que je ne reviendrai pas là-dessus. Je me sens libre ici, mais ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas des frustrations. Au moment où j'ai créé LA MOUETTE, je voulais en même temps, en miroir, recréer KONIEC, et ça n'a pas pu se faire. Question d'argent...
Il faut quand même réaffirmer, par rapport à ce théâtre, et contrairement à tout ce qui se dit, que cet outil ne dispose pas des moyens de sa mission et de son infrastructure. Ce sont des moyens pour un théâtre de 3ème ordre à l'échelle européenne au niveau des subventions qu'on peut investir dans la création. Cela fait hurler en Belgique francophone quand on dit cela, parce que tout le reste est dans une telle misère, mais c'est vrai. Et par ailleurs, tous ses partenaires sont faibles. Aucun des associés ne peut être un coproducteur significatif, excepté moi, un peu, avec le Groupov. Les autres, pas du tout. Le théâtre Océan Nord a de très petits moyens (c'est la raison pour laquelle Isabelle Pousseur distingue son travail au Théâtre National de ses projets dans son théâtre) ; pour Ingrid, qui est si faible, ça tourne même à son préjudice d'être associée au Théâtre National car, quand elle veut faire subventionner un projet, on la renvoie à celui-ci ; et Philippe Sireuil est un free lance... Il y a dans les artistes associés des gens qui ont 20, 30, 40 ans de carrière et aucun d'entre nous ne peut vivre de ce qu'il gagne au Théâtre National puisqu'il n'y gagne rien en tant qu'associé mais seulement, comme tout le monde, un cachet quand il monte un spectacle. Je continue à penser qu'à travers tout ça, il se passe quelque chose de très malsain dans cette Communauté minuscule. Chacun y est si mal doté que la polémique n'est plus possible, la critique réciproque n'est plus possible, il n'y a plus que les coups bas qui sont possibles. On ne peut plus dire : je désapprouve cette démarche parce que ça équivaudrait à dire : fermez ce lieu ou arrêtez de lui donner des subventions. Il y a là quelque chose de malsain. Plus personne ne polémique, plus personne ne dit comme dans les années 70 : ça c'est pas bon, ça c'est une démarche indigne, ou ça c'est passionnant. Tout le monde se tait ou médit et une des raisons de ça, c'est le sous-financement endémique. Quand tout le monde a de quoi vivre, on peut se taper l'un sur l'autre et avoir des débats d'idées. Ici tout débat d'idées signifie : redonnez-moi une partie de sa maigre cagnotte, c'est toujours totalement intéressé.