Texte & Publication

L'effort de la fiction - 2007


Catégorie : L' Art du Théatre
Auteur : Entretien avec Jacques DELCUVELLERIE réalisé par Leslie SIX
Tiré de : OutreScène n°11
Date : 2007

 

Entretien avec Jacques Delcuvellerie réalisé par Leslie Six

 

 
 
Leslie Six - Dans votre travail et au cours de l'histoire du Groupov, vous n'avez cessé de réinterroger la capacité de l'outil théâtral à se saisir de la réalité et peut-être à en offrir un « dépassement ». Comment envisagez-vous la place et le rôle du théâtre dans un monde où, si l'on suit Éric Fassin, un « théâtre des émotions se déploie sur la scène politique? Quelle est aujourd'hui, pour vous, la responsabilité d'un geste théâtral?
 
 
Jacques Delcuvellerie - C'est au fond, avant même de savoir quoi repré­senter et comment, la façon dont on réfléchit et dont on se positionne sur la question du statut du spectacle dans la société contemporaine, la nôtre en tout cas, celle de l'Occident. Comme le présupposait Guy Debord en son temps, la société du spectacle aujourd'hui produit avant tout du spectacle (et non pas de la représentation - encore moins du théâtre) à partir de la spectacularisation du réel :les choses prises dans « la vie même» fournissent la matière du spectacle. Et cela désormais quel que soit le genre : du journal télévisé aux émissions de pure sen­sation où l'on présente des images « choc» - allant du carambolage d'auto à quelqu'un qui rate un saut à l'élastique etc. Les gens proposent désormais sur le net leur vie quotidienne à travers des webcams, avec la caméra jusque dans le frigo, les WC, la chambre à coucher. Il y a des sites qui retransmettent simplement la caméra de surveillance d'une laverie automatique. Tous les médias et au premier chef, bien sûr, la télévision ont désormais fait de la spectacularisation du réel leur ma­chinerie principale. Du Tsunami aux grandes opérations caritatives, en passant par des choses plus ou moins mises en forme comme les Loft, Star Ac,etc., il y a une évolution effroyablement « normale» due d'une part à une espèce de saturation des émotions, et d'autre part au fait que la fiction – la mise en forme de transpositions du réel – s’est elle-même extrêmement amoindrie, tournant depuis plusieurs décennies, quand elle ne s'évade pas dans la féerie, autour de la sphère intime – des mini-drames, des relations conjugales, du mal-être. Eh bien quand on en est là, à porter à l'écran les dramuscules de la vie quotidienne, pourquoi continuer à scénariser et à faire fiction du « réel» ? Il vaut beaucoup mieux aller mettre la caméra chez le voisin ou créer un faux apparte­ment : on met des poissons dans le bocal et on va voir ce qui se passe.
 
Parce que dans la fiction même, et notamment au cinéma et ensuite à la télévision, l'écart entre fiction et réalité a pour les gens depuis longtemps disparu. Vous ne racontez jamais un film en employant le nom des personnages. Vous dites : Là, Jean Rochefort se dispute avec Jean-Pierre Marielle et arrive sa femme, Catherine Deneuve, qui... Vous ne raconteriez pas le théâtre comme ça. Vous diriez : Il a une curieuse manière de voir le Misanthrope parce que pour lui Alceste, etc. Ce qui semble être anecdotique - cet emploi du nom des acteurs à la place de celui des personnages - montre que ce qui fonctionne comme attrait, c'est l'acteur. Pas son interprétation mais lui-même, sujet véritable, et pas du tout le film. C'est éventuellement comment l'acteur a travaillé pour le film, les problèmes qu'il a eus, est-ce qu'il s'est séparé de sa femme? Est-ce qu'il a pris vingt kilos pour faire le rôle? Est-ce qu'il est retombé dans la came? Est -ce qu'il a remis en question son image publique? Et au fond, tout ça tombe dans le grand cirque spectaculaire du fétichisme marchand, aussi bien celui des acteurs, des sportifs, que désormais des hommes politiques. Quand, aujourd'hui, on voit sur un même plateau un ministre à côté d'un footballeur et d'un chanteur, c'est parfaitement « légitime ». Ils se plient au même langage, donc à la même idéologie, ils sont bien les acteurs d'un seul et même spectacle. La même émission, dont le but fondamental est le spectacle que ça offre. Autrement dit, il y a une grande indifférenciation de tout, à travers une spectacularisation qui fait aliment d'un réel non transposé. Non transposé comme dans la fiction. Parce qu'au demeurant les fictions deviennent de plus en plus transparentes et narcissiques. Combien de fictions, notamment écrites, sont désormais simplement des journaux intimes, des confessions, participent à l'énorme vogue des « témoi­gnages » ? Et quand on fait encore l'effort de la fiction, on est très loin de la transposition formelle et stylisée qu'implique la représentation au théâtre. Avec tous ses artifices.
 
On fait spectacle du réel, ce qui entraîne qu'on fait bien sûr de moins en moins de différence entre réel et fiction, et entre ce qui est virtuel ou non. Si vous mettez ça dans le cadre d'une escalade toujours plus grande dans la recherche des sensations - c'est même à se demander si on peut encore parler vraiment d'émotions, avec ce curieux mélange émotions/ sensations - alors évidemment vous avez peu de ressources autres que l'escalade du fait divers et la dramatisation de l'actualité décontextualisée. D'où le fait que je pense que tôt ou tard, la mort réelle, déjà spectacle largement, va probablement, un jour ou l'autre, être réintégrée de façon organisée dans le champ même du spectacle explicite. Comme autrefois les gladiateurs.
 
On a donc une espèce de saturation généralisée de « sensations émotionnelles», par des stimuli jadis transgressifs aujourd'hui banalisés. Autrefois étaient en effet tabous non seulement les actes mais aussi l'expression franche des sentiments. Transgresser était grave. L'art transgressait, c'était d'une façon significative. Maintenant tout est « jeu ». Prenons, encore soft, L'Ile de la tentation, où les couples vont spécifiquement tester leur explosion ! Avec des « tentations » et des « tentatrices » recrutées pour ça : éclater un couple. Et ça ne pose aucun problème de moralité, c'est un spectacle familial, en prime time sur certaines chaînes. À travers tout ça, il est bien clair que la position du théâtre devient une position sur­-marginalisée à l'extrême. Et de surcroît, s'exprimant dans des formes qui sont précisément les formes de la représentation.Or la représentation ne prétend pas être dans le réel, elle ne prétend pas accomplir,comme un acte. Elle prétend représenter, c'est-à-dire en s'imposant ce que depuis trois mille ans elle pense être le détour essentiel de l'artifice.
 
Précisément, ce qui me semble l'intérêt du théâtre et en faire un lieu de résistance aujourd'hui, c'est d'une part cette artificialité, cette différence. Mais aussi, d'autre part, son ambiguïté dans le rapport au réel, dans ce curieux rapport qu'il y a entre réel et représentation au théâtre. Par rapport aux arts à l'époque de la reproduction mécanisée (lire et relire Walter Benjamin) : le théâtre est un acte vivant, accompli hic et nunc, ici et maintenant, avec des êtres vivants en face d'autres ; il a toujours porté ce trouble étrange d'être fait d'une part de réel et d'une part de figuré. Il faut vraiment désormais habiter un coin de la planète encore plus perdu que les jungles les plus profondes pour pouvoir croire à une image comme étant du « réel ». Le train arrivant en gare de La Ciotat et la panique des spectateurs, c'est fini depuis très longtemps. Tandis que l'actrice qui est devant moi, ce sont bien ses vrais seins. C'est sa vraie voix. Si elle pleure en jouant, ce sont ses vraies larmes. L'acteur, c'est sa voix, ce sont ses harmoniques à lui et s'il fait cette petite transgression qu'est une adresse publique, il me parle à moi vraiment, là maintenant. Ça arrive et il peut même se produire des accidents, et on peut jouer sur cette chose à la fois réelle et représentée, « à la limite ».
 
Le théâtre est né dans l'artifice. Dès qu'il s'est dégagé, d'une part du sacré et des rites - qui n'étaient pas des représentations mais des actes -, et d'autre part du conte, du poème épique, du fabliau, on aurait pu penser qu'il naîtrait d'une manière très simple en tant que drama. Or pas du tout : de par le monde, partout où le théâtre est né, il est né extraordi­nairement sophistiqué, en très grand éloignement du réel. Et il a fallu des milliers d'années pour considérer que le fin du fin est de parler sur scène comme on parle chez soi dans son salon. Mais en même temps qu'il élaborait ces formes extrêmement sophistiquées, qu'il allait vers le signe, c'était une représentation ritualisée dans un acte vivant.C'est donc cette tension entre l'artifice de la représentation et la réalité vivante de l'acte théâtral qui fait sa spécificité unique, et c'est d'elle que devrait procéder toute tentative d'une résistance à la virtualisation que nous impose la spectacularisation du réel dans les médias. Or, à l'inverse, soit le théâtre se répète et cabotine, soit il court essoufflé et ridicule sur la piste des arts de la reproduction mécanisée et de masse.
 
C'est aussi du reste ce qui a toujours fait scandale. L’interdiction et la malédiction ecclésiastiques ne frappaient pas seulement le théâtre pour l'immoralité de ce qui s'y jouait mais aussi pour le fait même de repré­senter : à cause de cette part de réel. Et qui continue à être un scandale pour l'acteur. Qu'est-ce que c'est que ce métier ? Où avec toutes les apparences du vrai vous jouez l'amour et la passion pour quelqu'un pour qui vous n'éprouvez rien de tel ? Si vous l'embrassez c'est votre vraie salive. Si vous vous déshabillez, c'est votre vrai corps, c'est une vraie caresse. Alors quoi ? Vrai baiser, vraie salive mais pas vrais coups et pas vrais meurtres ? C'est de cette ambiguïté-là - du vrai dans du faux ou dans du feint - que naissent le trouble et la magie spécifique d'une forme unique de relation à un public. Si, autrefois, on devait protéger la sortie de Judas à la fin des mystères du Moyen Âge, parce que la foule voulait le lapider, cet étrange amalgame continue : à partir du moment où on a eu des représentations plus libres du corps, eh bien les actrices qui ont incarné cette expression du désir, comme Bardot ou Marilyn, étaient nécessairement des salopes. Puisqu'elle peut l'incarner au cinéma, c'est qu'elle doit être une salope dans la vie. John Wayne n'a jamais voulu jouer un personnage «négatif», Henry Fonda seulement en fin de carrière... Et ce trouble-là est précisément celui sur lequel joue la société du spectacle en le tirant complètement du côté du réel : les malheurs de Romy Schneider sont perçus comme ceux de ses films, à la limite ça fait un seul et même roman-feuilleton -le public éprouve les mêmes sentiments à lire ses vrais déboires dans l'existence qu'à aller la voir jouer la banquière ou la putain.
 
Mais si, au contraire, on se tient sur ce fil étroit, sur cet art d'équilibriste, entre réel et transposition, alors on touche à quelque chose d'unique et qui redonne aux émotions et aux sensations non seulement une force nouvelle, différente, mais aussi un recul... En France, on a évacué, en gros, la question du personnage, de l'Autre. Tout le monde s'amène maintenant avec sa tronche, sa voix. Alors que c'est une problématique fondamentale, de penser dans la tête d'un autre, de produire « de l'autre».
 
Une grande partie de l'art du comédien - produire de l'autre - a prati­quement disparu, cette problématique est d'emblée évacuée, comme désuète. On ne s'aperçoit pas qu'au contraire on produit alors « du spectacle» comme en produisent les médias et la télévision, c'est-à-dire qu'on voit un je tout petit, tout le temps.
 
Autrement dit, je pense qu'en ce qui concerne les émotions que suscite une représentation, le problème principal n'est pas tant de savoir si des émotions sont mises en jeu sur le plateau à travers une fable ou des personnages ou des performeurs ou du happening, mais la question essentielle est : l'acte vivant posé sur le plateau développe-t-il pleine­ment le potentiel émotionnel qu'il y a dans cet acte même, c'est-à-dire celui de poser un acte vivant sur le plateau ? Dans un monde où il y a énormément d'actes aliénés, réifiés, marchandisés, spectacularisés. C'est le premier point, le plus important, et la conscience et la pratique de cela sont en régression accélérée.
 
 
L. S. - Le geste même de faire du théâtre. C'est une émotion qui est difficile à définir. Elle relève presque du « risque » qui est pris sur scène, dans la force, l'engagement de ce qui est proposé.
 
 
J. D. - Oui, quand il y a eu une rencontre entre ce qui est en jeu sur scène et les êtres qui le portent là devant nous, et où chacun a fait en sorte d'avoir une chance, sans le savoir, d'être meilleur ou, au fond, plus « vrai », que lui-même. C'est-à-dire que c'est détruit quand il y a cabotinage, quand la lecture de la pièce est tellement vulgaire que personne ne peut rien développer, c'est détruit quand il n'y a pas de danger, quand il n'y a pas de tigre. Chevaucher un tigre ? Eh bien, on a une chance de s'en tirer, mais ce n'est pas dit. Si on n'a pas cette émotion-là, alors le théâtre n'a aucune espèce d'impact. Cet impact minime mais puissant, unique, qu'il peut avoir, puisque de tous les « produits spectaculaires du marché », il offre seul cette qualité potentielle. D'un dérangement possible et profond de votre rapport au réel, ici et maintenant.
 
 
L. S. - De tous vos spectacles, Rwanda 94 est peut-être celui qui a été le plus loin dans ce dérangement profond.
 
 
J. D. - Différents analystes ont remarqué que ce spectacle comportait des aspects de tragédie à l'ancienne, avec les emplois du chœur, l'importance de la musique et du chant. Un côté tragique et en même temps aussi un côté brechtien, fable épique, voire théâtre didactique par moments. Cette espèce d'étrange forme de Rwanda, je la situerais globalement dans la filiation de Piscator et de Brecht. Mais, dans le monde tel qu'il est - pour amener les gens à interroger le monde et à s'interroger eux-­mêmes sur ce qui s'est passé autour d'une pareille souffrance et faire en sorte qu'ils sortent éventuellement du théâtre mieux armés pour se comporter différemment par rapport à l'information et par rapport aux réalités du monde - on ne peut pas employer strictement les formes que nous ont léguées Brecht, ou le théâtre d'Agitprop, ou le théâtre do­cumentaire, ou le Living Theatre, ou Peter Weiss, ou... il faut affronter soi-même le tigre.
 
C'est en se battant avec le tigre Génocide, longtemps, quatre ans, avec des essais, des propositions en public de formes en cours d'élaboration (textes, films, musiques), que la création finale s'est inventée. Par exem­ple, elle commence, après un prélude musical, par un témoignage de près d'une heure d'une rescapée qui n'est pas une comédienne et qui raconte vraiment son histoire. On pourrait dire : Vous faites un reality show, ou : Ce n'est pas « brechtien ». Sauf que le génocide, à travers elle, devient un récit.Le premier contact se fait avec UNE personne qui ra­conte UNE histoire. Très ancienne forme. Et c'est une histoire « vraie» ? Oui, néanmoins cette femme est en représentation au double sens du terme. Nous l'investissons de quelque chose, nous public, et elle-même se voit comme représentante, déléguée, parlant pour les morts et pour d'autres rescapés. Donc dans l'idée générale du spectacle qui a fini par devenir « une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l'usage des vivants », elle a repris cette fonction première de nous mettre devant la réalité terrible que les gens ont évitée au moment même des évènements. Mais ce réel est déjà formalisé, il est raconté au passé et en même temps revécu, il est dans ce trouble pour moi, entre réel et représenté. Mais ici ce trouble est beaucoup plus du côté du réel que d'ordinaire : ce n'est pas une comédienne, c'est sa vraie histoire, mais c'est aussi la 165ème fois qu'elle la raconte. Qu'est-ce qui se passe quand le spectacle se joue quatre, cinq, six soirs d'affilée, et qu'elle sait les endroits où elle va pleurer et pourtant en est, chaque fois, surprise ? Le spectateur est dans ce trouble.
 
À d'autres moments du spectacle on est complètement du côté du représenté, de la fiction. Il y a ces grandes marionnettes, il y a ces chants, ces formes de chœurs chantés. Et puis on est encore dans un tout autre type de rapport à l'événement quand je fais une conférence d'une heure sur l'histoire et l'ethnologie du Rwanda. Où est-ce qu'on est ? C'est moi, le conférencier, je suis un personnage ? Et comment se fait-il que cette conférence soit écoutée et applaudie tous les soirs ? Une heure de strict exposé ? Parce que les gens en ont le besoin et le désir à ce moment-là du spectacle. Ainsi on passe par toutes sortes d'états, sur le plan des sensations, sur le plan sensuel, comme sur le plan intellectuel et émotionnel : on retrouve ce que seul l'acte vivant ici et maintenant, le théâtre affronté à un grand problème d'aujourd'hui et bousculé par lui, peut apporter. Ça fait presque sept heures passées dans le théâtre, et même les adolescents, voire même les enfants, restent jusqu'au bout. Les gens font avec nous un véritable chemin.
 
Alors ça donne des choses étranges si on parle des émotions. Je fais aussi un cours d'histoire des spectacles et il y a toujours un étudiant, à un moment, pour lâcher ce mot : catharsis. On est bien justement là au cœur de la question des émotions qui est à l'origine de notre théâtre. Pour Aristote, il s'agit de la purgation d'émotions liées à notre destin humain, par l'étrange forme d'une mise à l'épreuve de l'humain qui provoque à la fois la terreur et la pitié. La toute première chose que je dis alors aux étudiants est : Vous n'avez probablement aucune chance de vivre jamais un spectacle qui provoque en vous cet effet (en admettant que ce soit souhaitable, en admettant qu'il y ait une fonction cathartique à rencontrer). Pourquoi ? Déjà pour cette raison, dont j'ai déjà longuement parlé : parce que le statut même de la re­présentation dans cette société-ci a complètement changé. Pendant longtemps le théâtre à été le seul moyen de représentation, vivant. Théâtre, Opéra. Et puis voilà qu'arrivent le cinéma, la télévision, toutes sortes d'autres choses. Et que la représentation vivante qui occupait une place centrale se trouve tout à fait déportée à la marge. Même si elle continue sottement à se croire le centre de la Cité. Il y a très peu de gens qui ont pensé la représentation en se disant : Nous occupions cette fonction unique, désormais nous sommes totalement à la marge, qu'est-ce que ça doit changer ? Pourquoi l'État devrait-il me verser des dizaines de millions pour continuer à monter Marivaux d'une manière un peu différente de celle dont le montait Jean Vilar, elle-même un peu différente de celle dont pouvait le faire le Cartel, alors que le monde a complètement changé? Mais qu'est-ce que tu as changé TOI dans ta façon de faire le théâtre, l'acte vivant? Tu te trouves désormais aux frontières de cette société, même si ton théâtre – le bâtiment – est encore, pour des raisons historiques, éventuellement placé au centre. Donc, d'une part, la fonction est devenue latérale, marginale.D'autre part, évidemment, elle n'est plus neuve.À l'époque de la tragédie grecque, la ville d'Athènes avait interdit certains procédés de mises en scène parce que l'effet sur le public était trop fort, provoquait des désordres trop importants. Évidement aujourd'hui nous sommes tout à fait usés même devant la surenchère. On parle de distanciation, pour moi l'effet d'étrangeté brechtien est très important, contrairement à tout ce qu'on a dit : parce que c'est une pensée politique au travail dans les formes. Mais si on s'en tient strictement au fait de ne pas «y croire », de ne pas « s'identifier», tous les théâtres sont désormais « distanciés» : plus personne ne « croit» - lorsque le rideau s'ouvre, tout commence déjà comme un acte qui ne vous dérangera en rien.
 
 
L. S. - Une distanciation qui ne comporte pas une part d'identification, d'im­plication, ne peut pas selon vous parvenir à « déranger» ?
 
 
J. D. - Oui, car pour me déranger il faut d'abord que j'adhère. Or il n'y aura pas d'adhésion véritable. On comprend bien les gens qui vont au théâtre pour rire, pour voir des comiques, ça vaut la peine, effet de reconnaissance garanti. Pourquoi aller voir un Roi Lear, un type de distraction qui a l'air plus élevé, puisque ce ne sera de toute façon pas un événement, un séisme intérieur? Donc pour qu'il y ait catharsis, il faut deux choses :
 
1) Il faut d'une part sur scène une forme neuve - aussi neuve que le train entrant en gare de La Ciotat, aussi forte que « quelque chose qui arrive pour la première fois », ou dont je commence à connaître les codes mais qui arrive vraiment, pas une chose que je connaisse par cœur et qui soit usée. Et qui donne à la plupart le plaisir, précisément, de vérifier que c'est usé. Je me souviens d'une adaptation d'Andromaque vue en Avignon il y a quelques années, avec des répliques comme : Oreste vous êtes un enculé! Oreste : Je suis un soldat. Gros rires dans les gradins. Tout le monde est rassuré, on est post-moderne (Jarry est loin) et on sait que rien ne viendra vous perturber réellement. Ouf! triomphe...
 
2) Il faudrait donc d'autre part que le public soit disponible dans ses émotions... Qu'elles soient, elles aussi, neuves, à vif, fortes. Or je pense que nous avons dans la société où nous vivons un monde de sensations et d'émotions extrêmement émoussées. Alors comment est-ce qu'on retrouve quelque chose de cet ordre, où la catharsis,si elle était souhaitable, aurait une chance de se produire? Mais quasiment jamais ! Et vous n'y réussirez pas par l'escalade de la sollicitation des sensations, parce que ça s'épuise très vite aussi. Oui, vous pouvez mettre des corps nus, oui, ils peuvent même faire l'amour sur scène, oui, ils peuvent patauger dans l'huile, oui, ils peuvent faire caca et s'en barbouiller, oui, ils peuvent faire tout ça avec en même temps du free jazz mélangé à du hard rock à fond la caisse avec des amplis sous le gradin. Une fois, deux fois, trois fois. Il va y avoir une espèce de choc, en admettant que ça ait du sens (ce qui est rarement le cas), peut-être que ça bougera un peu les esprits. Et puis très vite, on vient pour retrouver « ça » et on revient à la réitération stérile.
 
Donc comment ça peut se passer autrement ?C'est une question qui dépasse le champ du théâtre proprement dit. Cela renvoie à toute la vie sociale. Je rappelle que le théâtre, à Athènes, ne se jouait qu'à un moment précis, unique, sacré, pas toute l'année. Rwanda 94 est le seul spectacle avec lequel j'ai vécu des choses qui pouvaient me sembler de l'ordre de la catharsis - mais à cause de circonstances exceptionnelles.
Ce qui montre bien que ça ne se passe pas uniquement parce que nous avions fait un objet juste sur scène ; il faut aussi un public particulier lui-même pris dans un moment «juste ».
 
Je pense à ces moments pendant la tournée au Rwanda même, à l'oc­casion de la dixième commémoration du génocide en avril 2004. Alors que toute la population, ex-bourreaux, fils de bourreaux, victimes, fils de rescapés et diaspora, tout le monde pense à ce qui s'est passé dix ans auparavant. Non seulement parce qu'il n'y a pas moyen de l'ignorer à travers la télé, la radio, les cérémonies, les commémorations, mais aussi parce que les gens revivent intimement les choses. Et dans ce moment-là, vous venez proposer une « représentation» de ça... Avec sur scène des gens qui ont aussi vécu les évènements. Des morts, vivants. Eh bien, il se passe quelque chose... d'unique.
 
Le premier jour, on a joué à Butare, la ville universitaire. À un moment du spectacle, il y a un chœur parlé/chanté. J'entends l'acteur rwandais qui bute dans le texte et je me dis : Ils sont trop émus. (Je ne vous dis pas tout ce qui s'était passé avant, pendant le témoignage de la res­capée, les sanglots dans la salle, les gens qu'il faut évacuer. II y avait un service spécial de santé qui intervenait, calmait la personne, ou si nécessaire, l'évacuait. Quelqu'un a déposé des fleurs aux pieds de la rescapée ou a donné un mouchoir à l'actrice qui joue la journaliste dans la pièce, parce qu'elle-même tentait en vain de jouer contre les larmes). Et donc j'entends, après tout cela, l'acteur qui bute dans ce que nous appelons la Litanie des questions. II commence en disant : Souvenez-vous qu'en 59 Fred Rwigema est parti sur le dos de sa mère. Fred Rwigema est un héros qui a été tué pendant les premiers jours de la guerre avant le génocide. Et l'acteur disait ces mots en décou­vrant soudain en face de lui, au premier rang, la mère de celui dont il parle... Et c'était tout le temps comme ça. Alors évidement ce sont des conditions exceptionnelles, de surcroît dans un pays où le théâtre est encore une expression rare, neuve. Comme nous avions aussi fait tout un travail pour amener des rescapés depuis les collines, de simples paysans (il y avait une traduction simultanée en kinyarwanda), la salle était dans une sorte de virginité théâtrale tout en étant extrêmement concernée par le sujet... Autre exemple : dans le spectacle, une scène est complètement onirique : trois songes sont envoyés à Madame Bee Bee Bee, la journaliste. Un des songes se passe sur les pentes du Golgotha, c'est très musical avec de très grandes marionnettes, dans le genre de ces représentations qu'organisaient les missionnaires autrefois, avec des processions costumées. La Vierge Marie, jouée par une Rwandaise, porte, sortant de son ventre, un buste aux mains coupées et à la tête couronnée d'épines dorées. Quand elle tourne sur elle-même on voit que c'est creux, que c'est complètement factice. Pourtant, quand un des comédiens frappe la tête de ce Christ avec une machette et que cette tête se détache et roule avec une écharpe de soie rouge figurant le sang, dans un artifice donc totalement avoué, ça hurle dans la salle. Les gens hurlent. Alors qu'on est complètement dans un signe.
 
 
L. S. - C'est là où vous parlez de possible catharsis ?
 
 
J. D. - Oui, parce qu'on est aussi bien dans la terreur que dans la pitié. Et c'est extrêmement contaminant entre spectateurs, et entre le plateau et la salle. Il faut donc, effectivement, tant un objet juste par rapport à l'état des moyens de représentation aujourd'hui, qu'un public particulier à un moment particulier. Quand entreprenons-nous quelque chose aujourd'hui qui postule un tel rapport ?
 
 
L. S. - Ce spectacle est un peu conçu comme un chemin, avec un contraste entre des éléments qui suscitent des émotions, et des retenues, des moments de repos ?
 
 
J. D. - Oui, quelque chose dans la mise en forme est pensé comme un chemin. Et dans un chemin, il faut faire des haltes, reprendre des forces, c'est dur... Comme dans beaucoup de formes classiques, comme dans une symphonie.
 
Ce qui est important dans cette expérience unique que j'ai pu vivre qui ressemble à la catharsis,c'est que ces moments ne duraient pas. C'est une des choses stupéfiantes de la part du public rwandais : une demi­ heure après, il pouvait rire, pendant la conférence par exemple, les gens parlaient entre eux, faisaient des commentaires. D'ailleurs, parmi les gens évacués, la plupart revenaient après un temps et voulaient voir le spectacle jusqu'au bout. Tout ça se termine sur la cantate de Bisesero, qui marque une grande date de la résistance, qui contient certainement une grande émotion mais où les événements sont racontés sous une forme épique et où il n'y a pas place pour le débordement. Parce que c'est un spectacle qui, j'espère, renvoie les gens avec des questions, et aussi certaines réponses. Oui, des réponses « d'attitude». Par exemple vis-à-vis de médias et de l'information... Mais - et on revient à votre question principale - si un spectacle n'est source ni de plaisir sensuel, ni d'émotions, ça ne sert à rien de vouloir lui faire dire quelque chose. Pourquoi voulez vous vous intéresser aux problèmes mis en jeu par la représentation, si ça ne vous a pas touché d'abord ? Oui, il y a un plaisir de l'intelligence, la manière de voir fonctionner des signes. Mais si ça ne vous touche pas, si vous n'avez pas besoin de vos ressources intellectuelles, pour essayer de juguler, comprendre, identifier, explo­rer le séisme qui vous ébranle émotionnellement, je trouve ça de peu d'intérêt. Sinon, il vaut mieux lire des livres.
 
 
L. S. - La question vous avait-elle été posée de savoir comment traiter ce sujet - un génocide - et les émotions qu'il allait forcément susciter ? Si vous aviez le droit d'en faire un objet de théâtre, de représentation ?
 
 
J. D. - Ah oui, ça. Rien de ce qui est humain n'est étranger au champ de l'expression artistique. Rien. L’inceste, le meurtre, la mort, l' éternité. Donc pourquoi pas les génocides qui sont des actes extrêmes d'inhumanité, mais pensés et exécutés par des humains?
 
 
L. S. - Rwanda 94, Anathème ou Bloody Niggers commencent dans un rapport d'adresse directe au public même si elle est souvent stylisée, à travers la mu­sique par exemple. Même si elle évolue après vers autre chose, l'attaque du spectacle se fait par cette écoute, par cet affrontement à travers une parole assez épurée. Quel est l'impact recherché par cette adresse directe en début de spectacle ?
 
 
J. D. - C'est assez intéressant, parce que pendant des années le Grou­pov a proscrit la parole sur scène. Pour rappeler sommairement les deux grandes périodes de notre travail, il y a d'abord la période dite purement expérimentale, avec très peu de parole - ou alors pré-enre­gistrée, distincte de ce qui se passe sur la scène. Ce qu'on offre c'est un état d'être. Globalement ça montre comment les gens de la troupe se sentent - y compris dans leur inconscient - dans le monde aujourd'hui. Ils voyagent dans des états.
 
Après 1989, du Triptyque Vérité jusqu'à Rwanda et maintenant Ana­thème, Bloody Niggers et autres, ce n'est plus ça. C'est un théâtre qui se pose en question. La question de la question de la Vérité. C'est-à­-dire : qu'est-ce qu'il faut dire ? Qu'est-ce qu'on peut, qu'est-ce qu'on doit dire ? Qu'est -ce qu'on n'arrive plus ou pas à dire et qui pourtant s'impose ? La parole et les textes sont donc revenus. Les états, les images, les corps, la gestion du temps et de l'espace ne suffisaient plus. C'est tout à fait nécessaire mais ça ne suffit pas. La parole est reconvoquée depuis que nous nous sommes posé cette question : peut-on dire à nouveau quelque chose de vrai sur le sens de la souffrance ?
 
C'est ce qui est au cœur de la réflexion d'Éric Fassin, dans l'article sur «le théâtre des émotions ». Pour Sarkozy, la souffrance n'a pas de sens, c'est un accident, il faut faire preuve de compassion. Tandis que pour d'autres, la souffrance a des causes et ces causes sont connaissables. Et ­lutter pour la connaissance de ces causes, c'est aussi apprendre à les transformer et nous transformer nous-mêmes dans cette transforma­tion. C'est une toute autre vue. Et pour ça on a besoin de la parole. Mais comment rendre à la parole de la vérité (donc de l'actualité profonde) sur scène ? Comment retrouver une parole qui ne soit pas réifiée et machinale, ou vaine et pompeuse ? Chez les grands écrivains de théâtre, il y a des niveaux d'écriture et des formes de représentation différents dans une même pièce. C'est ce qu'il y a de beau chez les Élisabéthains et chez Brecht : ça amène à regarder le monde autrement.
 
 
L. S. - J'évoquais le statut de la parole car dans Rwanda 94, les images arrivent au bout de cinq heures. Dans Anathème, les corps humains n'apparaissent que dans la seconde partie du spectacle, après une heure et demie de « voix » pures. Il y a là encore comme une espèce de chemin pour le spectateur qui le rend disponible. Quand les images arrivent à la fin de Rwanda, elles sont ressenties, acceptées de cette façon parce qu'il y a eu tout ce chemin avant, de même la nudité des êtres humains dans Anathème est reçue par rapport à ces litanies de la parole biblique et ces appels aux massacres. Quand vous parlez de la recherche, dans le travail du Groupov, de l'inouï, au sens propre, j'ai l'impression qu'on le touche à travers cette « mise en réception » du spectateur.
 
 
J. D. - Dans l'idéal, ce qui arrive sur scène devrait être ce que le spectateur désire (et redoute), sans qu'il le sache.
 
Dans Rwanda 94, c'est très clair. Comment est-ce que je peux impo­ser - dans un spectacle - une conférence d'une heure, qui est écoutée avec la plus grande attention et applaudie à la fin, sinon parce qu'à ce moment-là les gens en ont besoin ? Ils ont eu le choc de l'émotion du récit d'une rescapée, ils ont eu des chants, ils ont eu un torrent de questions. À un moment donné, ils ne savent plus, ils ont envie de comprendre. C'est quoi « Hutu », c'est quoi « Tutsi », qu'est -ce qui s'est passé exactement ? Pourquoi parle-t-on de la France de cette façon ? De l'Église ? Est-ce vrai ? Ils sont prêts à écouter. Il faut que les choses qui arrivent soient celles qui sont désirables, on pourrait dire « désirées sans le savoir ». Quand les images du génocide apparaissent, le génocide recouvre alors une multitude de choses : un récit, des êtres, des questions, un contexte, des rêves. Et on finit peut-être par en oublier la réalité plate et horrible : c'est un travail avec du sang, des corps, des cadavres, de la pourriture. Ces images viennent donc rappeler ce dont on parle, et permettent de projeter de la réalité sur ce que va chanter ensuite la cantate de Bisesero. Mais surtout, ces images sont montrées à l'intérieur d'une scène qui est presque la seule à caractère réaliste : une scène entre un producteur de télévision et sa journaliste, sur le statut de ces images. C'est -à-dire : peut-on les montrer, comment doit-on les montrer ? Est-ce qu'il faut les montrer plus vite, plus lentement, est-ce qu'on peut mettre de la musique, est -ce qu'on doit mettre de la musique ? Pourquoi le silence est-il intolérable ? Non seulement on voit enfin, après cinq heures, des images, mais le spectateur les voit dans une scène qui questionne le fait de montrer des images et comment...
 
Pour moi, un projet qui naîtpart toujours d'une émotion. Je ne crois pas beaucoup aux projets qui naissent seulement d'une analyse ou d'un désir de prise de parole : Il faudrait parler de ceci, ce serait nécessaire de parler de cela... Il y a une émotion originelle, qui met parfois des années à donner naissance à un spectacle. Mais il y a d'abord quelque chose qui suffoque, qui dépasse. Comme par exemple la colère que j'ai éprouvée en 94 devant mon téléviseur. À la fois contre l'événement et contre le protocole de l'information. Ou s'il s'agit d'une pièce, quelque chose qui vous bouleverse. C'est une émotion forte et comme très an­cienne, ou qui réveille des choses très anciennes. On sait qu'éprouver cette émotion-là est une part meilleure de soi-même, précisément parce qu'on ne l'éprouve pas habituellement.
 
 
L. S. - Vous disiez être touché d'abord et réfléchir ensuite à pourquoi on l'est : ça se passe dans ce sens-là ?
 
 
J. D. - Oui. L'émotion est première, originelle. Mais ensuite cela peut aller jusqu'à remettre en question le fait d'avoir été touché. L'émotion est questionnable. Elle n'est évidemment nulle part une valeur, qui prévaudrait d'office, en elle-même, sur ce qu'elle appelle à explorer.
 
 
           
Liège, décembre 2007