Texte & Publication
"Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n'a pas encore paru au monde" - 1991
Catégorie : | Le Groupov |
Auteur : | Jacques DELCUVELLERIE |
Tiré de : | Alternatives Théâtrales n°38 |
Date : | 1991 |
«Je veux serrer dans mes bras la beauté
qui n'a pas encore paru au monde» (James Joyce)
Benoit Vreux : La LETTRE À CELLE QUI ÉCRIT LULU/LOVE/LIFE CINQ CONDITIONS POUR TRAVAILLER, DANS LA VÉRITÉ dont nous proposons ici un court, extrait jette les bases d'une nouvelle problématique qui n'était jusqu'ici que sous-jacente au Groupov. On a pu définir la recherche du Groupov durant la décade précédente comme un atelier permanent sur la thématique des Restes.Aujourd'hui l'étape qui s'esquisse pourrait bien prendre pour thème central la question de la Vérité.Le Groupov, après dix ans de pratique théâtrale, aurait-il trouvé quelque chose parmi les restes du monde, une manière de s'y inscrire... ou d'y résister ?
Jacques De/cuvellerie : Tout d'abord, nous n'avons jamais eu la prétention de vouloir énoncer le monde. Au contraire, il faut rappeler que le sentiment qui a présidé à la fondation du Groupov était que nous nous sentions, à l'époque, incapables de le faire. Après touS les discours organisés sur le monde et les formes esthétiques qui s'en étaient déduites ou inspirées, nous avions le sentiment d'entrer dans une époque où il n'y avait pas de place pour nous.
D'une part, globalement toutes les visions du monde qui avaient des prétentions à le comprendre, à l'interpréter et à le changer s'étaient largement effondrées, en tous cas nous précédaient et nous ne pouvions les habiter. De plus, la forme d'expression qui était spontanément la nôtre, le théâtre, nous semblait épuisée, sans plus aucune capacité d'intervention sur le monde ou sur la sensibilité. Le théâtre était devenu marginal. Après avoir été le seul art de la représentation pendant des siècles, il devenait clair qu'il ne l'était plus et ne le serait plus jamais. Or, nous voulions faire quelque chose avec notre corps et l'histoire qu'il y a dans les muscles et les nerfs de chacun, le dépôt sédimentaire des siècles qu'il y a dans la sensibilité particulière de chaque être. Cette contradiction, plutôt que le désespoir ou l'autisme, provoquait en nous un sentiment violent de déréliction et nous étions, paradoxalement, enivrés, énergétiquement survoltés, des possibilités créatrices que cela nous ouvrait. C'est très curieux.
D'autre part, nous ne pouvions nous dérober à cette exigence fondamentale de la modernité, que l'histoire des formes nous léguait, qui est l'obligation de se confronter avec l'état de l'instrument d'expression dans lequel nous travaillons. C'est comme ça qu'on a commencé, dans le
règlement de compte avec ce qui nous structurait, et c'est comme ça que j'ai envie de continuer. Pratique finalement assez souple, puisque ça nous amène à travailler même, parfois, avec des morceaux de répertoire.
Nous restons fidèles à notre ambition initiale que, dès le mois de mai 1980, Eric Duyckaerts définissait comme ceci : «Le Groupov est une entreprise expérimentale au sens premier du terme : celui de la traversée d'un territoire inconnu. Par contre, il ne constitue pas un laboratoire -lequel, par définition, simule et réduit les terrains de l'expérience pour s'en assurer la maîtrise. » Aujourd'hui, plus que jamais, nous devons travailler avec ce que nous ne savons pas encore.
C'est dans ce cadre, qui a connu, avec KONlEC (GENRE THÉÂTRE) une forme relative d'accomplissement, une sorte de «magnification» de ce sur quoi nous travaillions depuis dix années, que la question de la «Vérité» s'est profilée. Notre expérience de la «perte» et des «restes» commençait à devenir confortable. Qu'on ne s'y trompe pas : le Groupov n'est pas à la recherche d'un dogme ou d'une théorie globalisante. Il ne s'agit pas de définir, ni de trouver, ni même de chercher La Vérité. Il s'agit d'aller plus loin que lorsque nous disions : « Jadis la scène était 'théâtre du monde'. Certains crurent même que l'homme pourrait y figurer l'avenir de l'homme. Quand il n'y a plus de vision du monde, même absurde, même en miettes, qu'en est-il de la scène 'théâtre du monde' ?»
Nous faisions alors un constat et dressions, à notre usage (pas plus), une sorte d'état des lieux. Nous voulons maintenant passer du travail sur la perte et le deuil, du travail sur les restes, à une attitude plus active. Nous disant simplement ceci : si les grandes réponses passées et l'insouciance présente à la question de la « Vérité», si même les manières passées et présentes d'envisager qu'il y a ou non une question de la «Vérité» nous paraissent inadéquates, obsolètes, voire dangereuses, cela ne supprime pas le fait qu'il y a bien «une question-de-la-question de la Vérité».
Ces dix dernières années, portant le deuil de toute représentation ordonnée selon une représentation de la «Vérité», ou même de sa recherche, nous n'évitions pas cette question, mais nous évitions d'y répondre. Cela nous semble aujourd'hui insuffisant. Notre sentiment de 'déréliction', notre 'perte fondamentale', etc., toutes ces notions qui ont accompagné les débuts du Groupov dans un climat exacerbé de violences et d'angoisses, tout cela - tel quel mérite d'être réinterrogé.
En 1985, Francine Landrain a opéré une première tentative de dépassement en proposant le concept-attitude de ''nouvelle naïveté''. Elle en donnait la définition suivante : «la nouvelle naïveté est celle de gens qui ont parcouru la déconstruction jusqu'aux limites de leurs forces et réexplorent hardiment le champ de la représentation», où l'on voit surtout le désir de sortir de notre état précédent, de ne pas y croupir, mais pas d'indication sur ce qui fonderait en vérité cette attitude nouvelle. Le spectacle de cette époque THE SHOW MUST GO ON a bien traduit ce désir, tout en laissant deviner cette faiblesse. En écrivant depuis LULU/LOVE/LIFE, Francine réinvente hardiment une véritable histoire avec de vrais personnages. Mais si, dans cette nouvelle pièce, le plaisir de la fable est enfin retrouvé, les personnages où elle s'incarne sont, plus que jamais, des êtres en état d'urgence et totalement perdus. L'introduction de la télévision comme acteur du drame traduit même le détournement pervers de l'outil qui nous sert à travailler : la représentation. Non seulement la «Vérité» est perdue mais on prophétise la corruption définitive de notre instrument spécifique de connaissance.
Notre questionnement, exprimé ainsi, a l'air abstrait. Il faudrait parler des méthodes, des batailles, par quels types d'ascèse et quels types d'incompréhension entre les gens qui étaient embarqués dans la même aventure, ou par quelles trahisons, par quels renoncements successifs cela est arrivé. Comment, par exemple, en partant du refus absolu de négocier du texte en scène, les gens ont commencé à écrire. Le texte de Francine Landrain COMMENT ÇA SE PASSE a tenté en son temps et dans une forme particulière, d'en rendre compte. Il y a aujourd'hui, sous forme épistolaire, ces CINQ CONDITIONS POUR TRAVAILLER DANS LA VÉRITÉ que j'ai écrites à Francine. Je ne sais pas ce que je peux ajouter à cela.
Chaque étape du Groupov s'est constituée sur un désir, un défi, comme c'est le cas - espérons-le - pour chacun qui fait du théâtre, donc aussi un refus. Les projets finissaient par se concentrer en fonction de ce qu'on ne pouvait plus supporter de ce qu'on avait fait avant et de ce qui naissait à partir de là. Et pour cela il fallait inventer à chaque fois ses propres méthodes de travail. Je pense qu'on peut juger la rigueur d'un projet créatif aux méthodes qu'il est contraint d'inventer pour se mettre en œuvre.Qui n'a pas besoin de concevoir, pour sa création, des méthodes qui n'ont jamais existé avant lui, est dans un autre projet que celui qui nous requiert. Mais aujourd'hui, c'est perçu comme extrêmement infantile de vouloir faire quelque chose de neuf. Ou même de continuer à travailler dans le deuil que ce n'est plus possible, ce qui est plutôt notre situation, car nous n'avons pas la prétention d'inventer une forme nouvelle.
L'intuition, ou l'illusion, de base, à laquelle nous restons fidèles, est que chacun est extorquable d'une forme d'expression absolument singulière et historiquement justifiée. C'est son âme historique, dont il est capable d'accoucher seulement dans une relation avec d’autres. Créer le terrain de cette relation mérite bien quelques efforts (un combat avec plus que soi-même). Mon défi aujourd'hui se résume dans cette provocation que contient la phrase de Joyce : «Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n'a pas encore paru au monde». Essayer de se conformer à ce désir, par rapport à tout ce qui me précède et tout ce qui m'entoure, depuis la définition du projet, la réunion d'une équipe, l'invention d'un processus de travail, jusqu'au stade de la représentation, avec, en plus, cette grande intuition : c'est là où on a peur que se dessine la voie à suivre. C'est l'illusion difficile, et qui donne parfois des résultats puérils, de l'émergence des expériences inaugurales, « des premières fois». Le jour où le déficit que j'aurai créé humainement en moi avec un défi, un processus de travail et une présentation face à d'autres êtres humains, n'amènera pas une nouvelle proposition, eh bien il n'y aura pas de nouveau spectacle. J'arrêterai. Je ne peux décidément pas accepter que ce qui nous semblait être mortel quand nous avons débuté avec le Groupov soit finalement accepté comme très viable par la majorité des créateurs, à savoir la répétition habile, l'exploitation combinée des découvertes précédentes. Cette reconduction des plaisirs anciens s'accorde évidemment très bien au fait qu'on nous présente la démocratie parlementaire, les valeurs de la liberté individuelle et des «droits de l'homme» comme un horizon indépassable. Si l'art n'a plus à participer au dépassement qualitatif du monde ancien, il ne lui reste plus qu'à décliner tout ce qui précède. Mais pour moi, et je parle maintenant à un niveau très personnel, cela signifie que le monde dans lequel j'ai été formé et celui qu'à partir de là j'avais lieu de rêver et à la transformation duquel je voulais participer, tout cela c'est foutu. Inévitablement, nous aussi, nous sommes des exploiteurs de formes anciennes, puisque c'est une chose à laquelle nous sommes historiquement assignés,mais nous faisons cela comme une chose impossible. Je ne peux participer allègrement à cet ennui qui s'empare de la planète (dans le temps même où nous assassinons par la faim et la déculturation des millions de bipèdes à caractéristiques humanoïdes occidentalisables). J'ai besoin de croire à chaque fois que c'est une expérience,dans le sens fort du terme, une épreuve. C'est peut-être une tare mais je ne peux pas renoncer à cela. L'essentiel de mon attitude mentale de création consiste même à faire en sorte que cette ambition ne change pas. C'est une attitude très nostalgique, qui était déjà là il y a dix ans et qui est liée à un des a priori non dits de mon travail : l'impression que ma vision du monde ou d'une œuvre ne suffit absolument pas, ma seule sensibilité ne m'autorise pas à en organiser une représentation. Je veux retrouver quelque chose comme les constructeurs de cathédrales : ils avaient un talent fou, ils s'exprimaient personnellement dans un tas de détails et même dans la conception d'ensemble mais ils avaient l'impression d'œuvrer pour quelque chose de plus important. Seul je n'y arriverai pas, mais avec le Groupov, et quelques amis qui me fassent peur, peut-être? Où êtes-vous?
Puisque vous me pressez de quelques conclusions, je dirai vite que ce que je regrette et désire avant tout préserver est un espace d'Expérience[1] complètement hors-champ de la production. C'est en ce lieu (en deçà et/ou au-delà de la représentation) que réside pour moi essentiellement l'espoir de la résistance. La résistance, je n'ai pas d'autre possibilité aujourd'hui. Ce n'est pas simple, car tels les combattants misérables du champ anti-impérialiste - cela requiert de nous des formes nouvelles de préservation et d'initiative. Mais pas plus que la résistance. Davantage me paraît vaniteux et naïf, par exemple : opérer une percée nouvelle dans la création, telle que celles de Rimbaud, Armstrong ou Eisenstein. Et moins, par exemple : décliner éternellement en de nouveaux habits le « répertoire », me laisse les larmes aux yeux. Il est significatif que les grandes révolutions de la représentation aient toutes généré une pédagogie originale. Aujourd'hui toutes les formes existantes du théâtre européen peuvent se contenter de la pédagogie de Stanislavski, avec quelques modulations brechtiennes ou folkloriques. Cela suffit parfaitement. Mais qui peut penser à sa propre mort et considérer cela sans frémir?
[1] (1) Expérence :
1. Acte d'éprouver, d'avoir éprouvé. (...)
2. Connaissance des choses acquise par un long usage. (... )
3. Tentative pour reconnaître comment une chose se passe. (... )
LITTRÉ, p. 2230