Texte & Publication

Partager le même sang - 2006


Catégorie : Le Groupov
Auteur : Entretien avec Jacques DELCUVELLERIE réalisé par Bernard DEBROUX
Tiré de : Alternatives Théâtrales 88
Date : 2006

Jacques Delcuvellerie : Ma rencontre avec Francine Landrain date de la fin des années 1970 et elle est encore présente dans la dernière création du Groupov, ANATHEME, au Festival d’Avignon en juillet 2005. Elle sera de la reprise au KunstenFESTIVALdesArts en 2006. Cela fait donc près de trente ans que nous nous pratiquons l’un l’autre, avec des phases fusionnelles, des déchirements, des malentendus, des fulgurances, des absences.
Ce qui me semble, en partie, expliquer une si longue et si rare expérience, c’est qu’elle n’a jamais reposé d’abord sur le talent ou la compétence. Cela, on peut l’échanger avec pas mal d’artistes. Non, les hauts et les bas de mon travail avec Francine sont liés aux fluctuations d’une même insatiable frustration, envers le monde et envers la scène. Le monde comme un endroit où l’on a envie de poser des bombes et en même temps, comme disait Brecht, au sens profond, d’« être amical ». La scène comme le lieu d’une révélation, d’un trouble, d’un dévoilement qui ébranlerait jusqu’aux fondements tous ceux qui y participent, acteurs et spectateurs. Et chaque fois que nous nous sommes, l’un ou l’autre, éloignés de cette ambition, de cette avidité, que nous nous sommes apaisés ou lassés, nous n’avons plus trouvé de raison à conjuguer nos talents ou nos compétences. Notre longue collaboration, d’après moi, ne procède donc pas d’une « fidélité », mais du fait de nous reconnaître des blessures de même nature qui refusent de cicatriser.

 

Bernard Debroux : Concrètement, comment et où a eu lieu le début de cette rencontre ?

 

J.D. : A l’intérieur et autour du Conservatoire de Liège, où elle rôdait avant même d’y entrer comme étudiante et où j’étais le chargé de cours du professeur principal, René Hainaux. Elle avait, à cette époque, une réputation assez sulfureuse qui exerçait évidemment autant de fascination que de rejet. Elle formait, avec deux autres filles, toujours en noir, un trio que les autres surnommaient « les sorcières », on les disait lesbiennes, elles apparaissaient mystérieuses, provocantes, hautaines. Puis elle est entrée au Conservatoire, où elle a d’emblée manifesté des qualités exceptionnelles. Je trouve très significatif que notre rencontre, et par la suite, le Groupov, se soient enracinés dans un lieu de formation qui était en même temps un lieu de recherche, d’expérimentation d’une pédagogie en invention. Après leurs études, François Sikivie et Francine sont à leur tour devenus chargés de cours. Près de trente ans plus tard, l’échange entre l’aventure artistique du Groupov et la pédagogie est très vivante. Le Groupov, dès ses débuts, en a retiré la conviction que pour chaque création nouvelle, une méthodologie nouvelle s’impose également. Et Francine a activement contribué à l’invention de ces processus.

 

B.D. : Et pourquoi l’avoir choisie quand tu fondes le Groupov, en janvier 1980 je crois ?

 

J.D. : Nous nous connaissions très peu, et peut-être très mal. Après, cela est apparu tellement évident, mais à l’époque elle était une possibilité parmi d’autres. Pourquoi ? Il faut se rappeler que l’intention dont procède la fondation du Groupov était de s’aventurer hors du théâtre et peut-être même hors de la représentation. C’était un atelier de recherche pure dont nous espérions qu’il y adviendrait littéralement de l’in-ouï. C’était cela ma proposition. Mon sentiment était à ce moment que tout, absolument tout et son contraire, du Berliner Ensemble au Happening  avait déjà été « tenté » au théâtre et, parfois, merveilleusement accompli. Qu’il ne faisait que ressasser et décliner de plus en plus vainement les découvertes inaugurales de Meyerhold, Brecht ou Grotowski. Par conséquent le choix des gens pour explorer un espace-temps différent prenait moins en compte leurs capacités expressives – au demeurant remarquable – qu’une certaine qualité d’être. Et Francine avait un éclat, une lumière particulière. En outre elle manifestait une propension affirmée à la radicalité, aux extrêmes. Elle aimait Ulrique Meinhof et Edith Piaf, Patti Smith et Louise Brooks, le Squat Theater (« Andy Warhol’s Last Love ») et Gertrud Stein… Il y avait chez elle une même attraction pour certaines formes sophistiquées d’art contemporain et pour les bars à putes, le cran d’arrêt, et – en général – tout ce en quoi on risque de se perdre. Il y avait donc tout un faisceau de présomptions qui nous permettaient de croire qu’on avait affaire  à des êtres (elle et quelques autres) en recherche avec une haute exigence et prêts à payer de leur personne, dégageant quelque chose qui impliquerait que ce serait dans le « faire », dans le fait d’agir, de « performer » que cela se traduirait le mieux. Cette attirance réciproque, dans la population de l’école, ces affinités électives, s’accompagnaient, comme souvent dans l’amour, d’une tendance à se comporter comme une entité qui ne se laisse pas facilement traverser par d’autres. Alors que nous étions tout à fait contre tout ce qui pouvait avoir un aspect baba cool, communautaire (nous sommes à la fin des années 70), nous nous inventons des mots de passe, un sabir, des codes de comportement, toutes sortes de signes de reconnaissances à la fois puérils et intenses.

 

B.D. : Cette complicité se crée dans le début du Groupov ou déjà dans les travaux d’école précédents ?

 

J.D. : Cela a coexisté, le Groupov a commencé en même temps qu’ils finissaient leurs études. Dans des travaux que j’ai conduit sur Hamlet, Œdipe-Roi, sur les psychoses en préparation à Marat-Sade, s’expérimentent déjà des processus de travail qui font appel à l’imaginaire, l’inconscient, l’invention propre de l’acteur et qui sont des prolégomènes aux recherches plus radicales du Groupov.
Et puis ces travaux s’insèrent dans une vie « collective » presque ininterrompue, la fréquentation du Cirque d’Hiver à Liège – un haut lieu de la culture « alternative » où nous pouvions voir aussi bien Laurie Anderson que des performances d’Orlan – des nuits interminables de discussions, toute une espèce de vie parallèle, où a la fois s’échangent des énergies et se communiquent des informations. Ils étaient plus branchés sur certains groupes de rock récents que je ne connaissais pas et moi je pouvais les mettre en contact, par exemple, avec Georges Bataille ou des pans de culture ou de poésie dont ils étaient moins familiers. Se passe aussi ce processus où on se renifle, où on flaire, où on cherche à se confirmer qu’on a bien eu raison de se choisir.
Je retiens des travaux à l’école avec Francine notre 1er essai sur « Lulu » de Wedekind, avec Anne-Marie Loop qui jouait Geschwitz, un montage de scènes, très fortes, jusqu’au meurtre par Jack l’Eventreur. C’était elle qui l’avait proposé, fascinée par le personnage de Lulu tout autant que par le destin de Louise Brooks après la gloire. Moi, j’avais conduit la relation aux acteurs déjà dans cette attitude qui consiste à fixer ensemble des directions, des sources d’inspiration, des manières de travailler sensibles et d’élaborer sur LULU une forme à partir d’improvisations. Cela a eu des prolongements. Francine, bien plus tard, en résidence à la Chartreuse écrira une pièce qui s’appellera « Lulu, Love, Life »...

 

B.D. : et toi une lettre adressée « à celle qui écrit Lulu Love life (5 conditions pour travailler dans la vérité) » ...

 

J.D. : Oui. Autour de ce mythe – féminin, mais qui est une invention d’homme – Francine dans sa pièce inventera une Lolita avide de savoir, mais dans l’époque la plus contemporaine, celle d’Hollywood mais surtout de l’émergence d’une hégémonie de la télévision et du business du spectacle.
C’est dans la conduite de ce type de réalisations dans l’école, « Lulu », que se crée une sorte de communication subliminale entre acteur et metteur en scène. Cela donne aussi des « preuves », des « garants » réciproques, car dans ces rôles-limite on ne peut jouer sans payer dangereusement de sa personne, l’actrice vérifie que le metteur en scène « sait » comment ne pas la laisser se perdre, mais aussi s’il respecte réellement ce qu’elle tente. Je crois. Il est significatif que bien des années plus tard, c’est aussi à l’école sur « Lulu », et à sa demande, que Jeanne Dandoy réalisera une performance d’actrice si troublante qu’elle allait nous engager progressivement ensuite dans une collaboration professionnelle, puis à sa participation désormais au Groupov. Et, comme Francine avant elle, Jeanne écrit et met aussi en scène.

 

B.D. : Les débuts du Groupov avec Francine, et d’autres, comment cela se passe concrètement ?

 

J.D. : J’ai une trentaine d’années, eux une vingtaine et je leur propose cet accouchement impossible de l’in-ouï, la phrase de Joyce que je cite toujours : « je veux serrer dans mes bras la beauté qui n’a pas encore paru au monde ». Comment peut-on se donner cette ambition quand on a l’impression qu’on vit dans une époque où tout vous a précédé et qui ressasse voire qui rumine avec complaisance (postmodernisme...) ? C’était une période très noire : punk, no future, enfermement. On avait l’impression d’un monde bloqué (d’où la fascination de Francine pour la bande à Baader). Nous étions convaincus d’être à la veille de la 3ème guerre mondiale et, en même temps, de vivre un présent désarticulé, d’errer idéologiquement et matériellement, dans un enchevêtrement de restes.
C’est dans ce sentiment que ces gens se sont enfermés dans un local petit, un arrière cinéma de banlieue de la région liégeoise (Ans Palace) qui, à l’époque, était une annexe du conservatoire. C’est comme cela sur le plan de l’anecdote qu’est né le nom Groupov. Quand j’ai signalé au professeur responsable René Hainaux que j’avais l’intention de travailler avec un certain nombre d’étudiants dans un groupe expérimental pur et qui ne se donnait même pas pour terrain le théâtre spécialement, il m’a dit : pourquoi le faire en dehors de l’école ? Est-ce que vous avez un local ? Du chauffage ? J’ai dit dans le cadre de l’école il y aura un contrôle, des horaires etc. Il m’a dit : je m’engage à ce que vous puissiez travailler sans que je n’y mette jamais le nez. Et nous allons inscrire à l’horaire chaque semaine le « groupe off », le groupe off-conservatoire. Comme cette appellation nous semblait déjà dévaluée : il y avait off Avignon, off Brodway et qu’il y avait une fascination pour tout ce qui était né à l’Est dans l’histoire du théâtre, c’est devenu le Groupov. Cela avait aussi l’avantage de ne rien signifier. Et comme tous les groupes qui se donnent un code, on parlait beaucoup en slavisant nos accents...

 

B.D. : Quelle a été la première collaboration  dans le cadre d’un spectacle ?

 

J.D. : Nous nous enfermons régulièrement dans cet endroit, Ans Palace et je propose de commencer par une technique que j’appelle « Ecriture Automatique d’Acteurs » (EAA), avec toutes les différences qu’on peut imaginer puisqu’il s’agit de quelqu’un qui agit, mais analogique à l’écriture automatique des surréalistes. Puisque tout a été fait, comment peut-on accoucher de l’inouï ? Au plus profond de l’intime de quelqu’un, dans ce-qu’il-ne-sait-pas-qu’il-sait et qu’il faudrait faire advenir par surprise et par effraction en soi-même, qu’est-ce qui se manifeste alors ?
 Donc, pendant des mois, à des rythmes variables et déjà avec une méthodologie impossible dans une institution : les rencontres duraient 48 heures ou 15 minutes ; il y avait des séances de travail annulées parce que quelqu’un était trop ivre ou tout simplement ingérable. C’était une période magique et très dure. Nous étions à la fois éblouis par ce qui arrivait sur le plateau, et en même temps on critiquait presque tout. Puisqu’il était question d’in-ouï, tout ce qui rappelait de près ou de loin quelque chose était rejeté même si on trouvait une forme poétique ou risquée. Il y avait cette impression d’aller toujours plus loin tout en éprouvant le fait que ce n’était pas encore ça...que le but était infiniment loin.
Comme nous n’avions pas l’expérience de ce genre de pratiques, il y avait du danger réel. Par exemple, ce que j’appelle « l’énergie restante ». Quand beaucoup de choses très fortes avaient été engagées et que, brusquement, on est viré de la salle de travail par le gérant du café, que fait-on avec tout ce qu’on porte encore en soi complètement « à vif », à part se taper sur la gueule ou se saouler ou faire de noires bêtises ? On ne mesurait pas très bien la fragilité des uns et des autres.
On ne mesurait pas très bien non plus les rapports entre nous. Il avait été décidé qu’il n’y avait pas de chef, que tout était collectif, mais il y avait quand même son père fondateur et son regard un peu plus évaluateur. Donc, entre la sacralisation de celui qui a fondé l’expérience et en même temps la haine du père, il y avait des choses très difficiles à gérer, excessives. Il y avait aussi quelque chose d’obsédant et de déstabilisant dans nos propres vies à travailler continuellement sur des êtres « désappris », des êtres qui ont perdu leurs références, un peu comme des gens qui ont vécu très longtemps dans un abri atomique et dont il reste des bribes de civilisation dans les comportements mais par ailleurs dans un état total de déréliction. Paradoxalement, de générer un tel monde sur ce plateau nous enivrait aussi de pas mal de mégalomanie. Nous avions, après 6 mois de recherches, l’impression un peu démiurgique de pouvoir « muter » des objets usuels (un néon) ou des situations banales (manger) en un univers certes en perdition, mais magique.
Le premier spectacle a eu lieu un an et demi après au Ans Palace et à la Raffinerie du plan K à Bruxelles. Dans ce temps-là, il s’est dégagé du groupe des personnalités qui ont fait davantage avancer les choses, qui ont eu davantage tendance à nourrir le feu. Et au premier plan de ceux-là, il y avait Francine.
On est dans un rapport qui n’est toujours pas celui du metteur en scène et de l’interprète mais d’une autre pratique, avec d’autres règles.  On est déjà dans un processus qu’on va retrouver au Groupov encore aujourd’hui, dans « Rwanda 94 » et « Anathème ». Je veux dire : où certains de ceux qui sont en scène manifestent des facettes de soi-même qu’on exacerbe, certains « états ». Dans ce type de pratique, la limite entre « je » et « représenter un autre » est perturbée.
Il n’y a pas de « personnage » mais un des rôles possibles de soi. Cependant ce rôle peut s’imposer à vous avec la même étrangeté que si vous étiez « un autre ».
Il était aussi question de perturber la relation au spectateur qu’on préférait à l’époque appeler un « invité ». Il n’était pas invité à participer de manière conviviale ou festive, mais il n’était pas question de le laisser simplement comme spectateur de l’événement, il devait pouvoir lui aussi remettre en question la manière dont il voyait, dont il réagissait, il avait des options concrètes à prendre pendant le « spectacle ».
Durant cette première période, Francine, non seulement a confirmé qu’elle était une interprète particulièrement éclatante, mais en plus faisait avancer la démarche.

 

B.D. : Comment s’appelaient ces 1ers spectacles ?

 

J.D. : Le premier spectacle qui durait 6 heures s’est appelé IL Y A DES EVENEMENTS TELLEMENT BIEN PROGRAMMES QU’ILS SONT INOUBLIABLES AVANT MEME D’AVOIR EU LIEU. Ce titre prouvait qu’il y avait des malentendus qui n’empêchent pas de travailler ensemble parce que, pour « l’événement tellement bien programmé, etc. », Eric Duyckaerts pensait à la mort de Jacques Lacan et moi, à la troisième guerre mondiale...
Cela s’est appelé aussi : TOUT CECI N’EST QU’UNE GLISSADE SUR UN BRUIT MAL FONDE.
Il y avait déjà un certain nombre d’objets qu’on retrouve encore aujourd’hui par exemple dans la mise en scène de LA MOUETTE, ou MEDEE MATERIAL, l’opéra minimal que j’ai créé à La Monnaie avec Pascal Dusapin. Par exemple : l’emploi de la télévision avec la neige dedans. Ce que nous avons à manifester de l’être face aux autres ne peut exister que lorsque cet objet se tait. Sans pour autant disparaître. Il y avait déjà aussi quelque chose de très récurrent dans les spectacles du Groupov : les repas. Un moment élémentaire, basique, de la vie individuelle et de la collectivité, en même temps chargé de symbolisme – qu’en est-il quand ce rite primal et civilisationnel perd tout repère ?

 

Après la longue période d’Ecriture Automatique d’Acteurs, on a eu l’impression que certains d’entre nous arrivaient à produire des univers singuliers ; il s’agissait alors de voir comment les faire coexister sans que cela ne soit scénarisé. Il y avait à l’époque une grande méfiance envers tout ce qui approchait la parole, l’interprétation de textes. C’était un sacrifice parce qu’ils étaient tous d’excellents interprètes de textes...  A force de pousser à la recherche de la plus grande singularité pour chacun, il était fatal que cela aboutisse à des créations où chacun affirme sa propre démarche, son propre langage. Voire : s’en aille. Il devenait de plus en plus difficile au « jardinier » d’être là. Il était tout à fait nécessaire (ou bien c’était le bordel intégral) et en même temps il était de plus en plus difficile de le considérer comme partenaire – leader – .
Vont alors se produire des phénomènes de crise ou de départ. Certains vont progressivement créer leur propre aventure ;  Francine va être de ceux-là, et pour elle, cela est passé par l’écriture.
Le troisième spectacle s’appelle COMMENT ÇA SE PASSE. C’est le titre d’un de ses écrits, qui était une référence dans cet évènement. Dans COMMENT ÇA SE PASSE, il y a le sentiment que l’on touche une limite dans ce que nous faisons. Un pas plus loin, nous allions sortir définitivement du champ de la représentation. C’était un peu ma tentation, d’abandonner ce champ et d’être dans des démarches nouvelles dans le rapport à l’autre, référence aux expériences para théâtrales de Grotowski. C’est de cette époque que datent les premières expériences timides de « clairières », on travaille dans la nature, ce ne sont plus des choses faites pour être regardées.
Francine y participe d’abord activement puis, exprime un refus. Elle trouve qu’on est allé au bout dans la déconstruction, que plus loin que ça, on va tous mourir et, peut-être influencée par l’idéologie de l’époque, pense qu’il faut retourner joyeusement et naïvement au spectacle, à la narration, au personnage et raconter une histoire d’aujourd’hui avec un message positif.
Elle décide de faire une comédie musicale, un genre particulièrement marqué, qui s’appelle, avec tous les niveaux de lecture qu’on peut lui accoler : THE SHOW MUST GO ON.
Ca introduit de nouveaux partenaires, Denis Pousseur comme musicien, Thierry Devillers, comme chanteur acteur et compositeur de chansons, et avec cette entreprise-là se produit une scission que nous appelons entre nous « Le désaccord de Belvaux » et où tout le Groupov de l’époque suit Francine et rejette ma proposition d’engager le Groupov en dehors du champ du spectacle.
Je suis tout seul, le père est mort ou en tout cas en exil. Mais paradoxalement, à part François Sikivie, les acteurs qui avaient choisi de la suivre dans « la nouvelle naïveté » ne sont pas repris dans son spectacle… A partir de ce moment-là, le 1er Groupov a vécu et commence une toute autre histoire.
THE SHOW MUST GO ON connaît un certain succès. C’est la première création du Groupov qui tourne vraiment. Cela ressemble évidemment à un spectacle, avec une scène frontale, on rétablit toutes les conventions sauf que le langage musical et corporel est très stylisé et pas du tout traditionnel.

 

B. D. : Les chemins, à ce moment, divergent.

 

J . D. : Les chemins divergent, mais les contacts ne sont pas rompus. Ça ne se passe pas dans la haine, ça ne se passe pas avec violence. C’est au point que quand elle a des difficultés, elle m’appelle huit jours avant la première pour venir travailler avec elle et intervenir.
Pendant ce temps-là, sur la base de tout ce qui avait été expérimenté dans les quatre années précédentes, j’organise des ateliers plus ou moins permanents, j’entre dans une période de recherche approfondie avec ces ateliers appelés « ici et maintenant ». Francine et d’autres vont venir voir ces Workshops, vont même accepter de passer de temps à autre une journée de travail sur ce que j’expérimente, donc les contacts ne sont pas rompus.
Il faut dire aussi que pendant toutes ces années, très collectives et secrètes, les membres du Groupov étaient libres et même encouragés à travailler avec d’autres. Francine travaille avec Marc Liebens, tourne avec Chantal Akerman, les portes n’étaient pas closes. Francine fonde un groupe de rock avec Denis Pousseur, il y a toutes sortes d’expériences menées.
Elle s’essaye à l’écriture, au cinéma. En 1986 je leur fais la proposition de nous réunir, elle et François Sikivie, les trois piliers fondateurs pourrait-on dire, pour voir si on ne peut pas faire quelque chose d’ultime ensemble. C’est un spectacle « KONIEC (fin), genre-théâtre » dont l’idée de départ était : disons-nous adieu en travaillant sur ce qu’on trouve de plus essentiel pour chacun d’entre nous au théâtre, ce vers quoi on a le plus d’amour, ce qui nous défie le plus dans le répertoire. Toutes sortes de propositions ont surgi, et finalement d’inventions en inventions se sont articulées autour de LA MOUETTE de Tchékhov qui pour elle et pour moi représentait quelque chose de très important. Pièce du répertoire au seuil de la modernité qui met en jeu les rapports des acteurs (actrices) et de l’écriture, la question des formes nouvelles, tout ça croisé dans des histoires d’amour, de génération, les relations hommes/femmes qui se fracassent dans l’échec, tant pour Nina à vocation d’ « incarnatrice», de comédienne et pour l’écrivain, le concepteur, Tréplev.
LA MOUETTE comme une espèce de référence explicite (on jouait certains morceaux de la pièce) et implicite a animé cette création et a articulé en même temps notre rapport à l’image, à la question du lien avec le spectateur, la relation à ce que les acteurs ont pu accoucher d’eux-mêmes comme forme fondatrice, la comédia dell arte etc.
La fin est une espèce de grande performance contemporaine musicale, vocale, gestuelle, à partir de LA MOUETTE interprétée en russe. Il y avait également tout un travail vidéo conçu par Eric Duyckarts, dont ça a été la dernière collaboration avec Groupov et qui a continué ensuite seul son œuvre de plasticien et de vidéaste en France.
Ce moment qui devait définitivement nous séparer nous a soudainement rassemblé à nouveau et elle y a joué un rôle important puisqu’elle a écrit un premier essai, une page de texte magnifique qui déjà s’appelait LULU LOVE LIFE, embryon de sa future pièce de théâtre.

 

B.D. : Les raisons qui ont engendré cette première séparation sont pratiquement les mêmes que celles qui conduisent à vous rassembler à nouveau.

 

J. D. : Oui, on se rassemble à partir de l’expérience. On décide de tenter de travailler encore une fois ensemble et c’est dans le cours de ce qu’on vérifie dans la pratique qu’il semble que ce soit de nouveau possible.

 

Francine écrit donc à La Chartreuse en Avignon LULU LOVE LIFE qu’elle va vouloir mettre en scène elle-même pendant que moi je mets presque un an à lui écrire une longue lettre « A celle qui écrit LULU LOVE LIVE, cinq conditions pour travailler dans la vérité », il faudrait dire dans le sentiment de la vérité, paraphrasant l’essai de Brecht sur « Les 5 difficultés pour écrire la vérité ».
On va s’engager alors dans deux démarches très différentes.
Elle va aller à la scène pour porter sa propre écriture et moi je retourne enfin au répertoire avec le triptyque vérité : Claudel, TRASH et LA MERE de Brecht.
Je vais avoir une petite intervention sur LULU LOVE LIVE et elle va participer à la reprise de L’ANNONCE FAITE A MARIE (elle joue Mara), elle n’est pas dans TRASH mais elle est Macha dans LA MERE.
Enfin, on va collaborer une dernière fois dans quelque chose qui essaye d’accoucher ensemble, de faire de la gestation ensemble, quand pour la première édition du Kunstenfestival des arts, nous avons créé PENTHY 2 qui est une façon un peu désinvolte, ironique de désignation de Penthésilée n°2, bis, d’après la PENTHESILEE de Kleist. Quand il a été question de travailler ensemble autour de PENTHESILEE pour une création complètement actuelle, nous avons décidé de nous enfermer pendant je ne sais plus combien de jours et de nuits dans une cage. Dans un bâtiment complètement désert, on avait installé une grande cage, comme une cage à fauves, avec un seau hygiénique, des sacs de couchage et nous ne pouvions pas sortir. On vivait ensemble avec un certain nombre de règles permettant de supporter d’être là ensemble et de travailler tout en étant complètement décalé par rapport au jour et à la nuit. Nous ne savions pas s’il faisait jour ou s’il faisait nuit. Seul quelqu’un venait régulièrement déposer de la nourriture. Nous avons appelé cette façon de travailler « les décalages » (il y en a eu de toutes sortes). Francine a été, avec moi, un élément moteur de ces « décalages » préalables à l’accouchement des spectacles. Dans d’autres « décalages », les gens ont dû échanger leurs appartements, habiter avec des gens qu’ils ne connaissaient pas mais toujours avec des règles. C’était très révélateur d’une chose que nous avions inventée ensemble et à laquelle on se soumettait à nouveau ensemble.
Le 1er élément de cette création c’était donc notre enfermement, cette clôture où négocier une « dernière fois » (toujours le même sentiment) ce que nous étions à ce moment. Et entre nous, et en elle, la Penthésilée de Kleist. Et peut-être tout autant : Kleist lui-même. Cette vie aussi sur la limite et son suicide final. Autrement dit encore : nous deux, un mort (qui est en même temps un grand penseur du théâtre) et cette pièce impossible à monter, qui passe par un moment aveugle. Penthésilée après avoir dévoré Achille ne sait pas qu’elle l’a fait.
Ce qui nous rassemblait là était aussi perturbé par d’autres. Marie-France Collard a tourné des images importantes. Thierry Devillers a composé une musique etc. Ce n’était pas un duo clos, il devait être dérangé par d’autres et ça s’est achevé à la création dans une forme inaccomplie. Je me souviens de ce moment où elle entre en scène, seule, dans une tenue blanche qui évoque vaguement une amazone, et tenant dans ses bras une tête réelle de cheval écorché ; et puis elle s’arrête et, réellement et interminablement, elle pisse. Ce n’était pas une provocation. C’était une aphasie sonore. Ne dit-on pas d’un enfant qui a pissé au lit qu’il s’est « oublié » ? Comme Penthésilée divisée dans son désir, mais « Une » et apaisée dans l’amnésie de sa transgression. Et à la fin du « spectacle » elle venait s’asseoir au bord de la scène et  lisait aux spectateurs un texte : « la guerre est bonne », un texte très beau, très dérangeant. Tout cela dans une espèce de non-théâtralité. Le processus, les contenus, l’action, tout cela dans cette étrange limite entre « ce n’est pas moi qui joue » (je représente) mais c’est quand même ma salive qui embrasse mon partenaire. Toutes ces questions étaient là.  À partir de là nous nous sommes retrouvés encore un peu (elle a fait partie de l’aventure de RWANDA 94, elle est une des lectrices récitantes d’ANATHEME). Mais nous n’avons plus créé réellement ensemble une chose comme partenaires au même niveau.

 

Le Groupov a toujours voulu, parfois même de façon castratrice et suicidaire, effacer la trace précédente. Et moi aujourd’hui je crois que l’histoire de ces traces est une œuvre en soi. Mais si c’est moi ou Francine qui raconte cette même histoire ne devient sans doute pas la même œuvre. Ou peut-être n’y a-t-il pas d’œuvre du tout mais une longue « glissade sur un bruit mal fondé » ?