Texte & Publication

Tradition / Trahison - 1987


Catégorie : Le Groupov
Auteur : Entretien avec Jacques DELCUVELLERIE réalisé par Benoît VREUX
Tiré de : Alternatives Théâtrales 28, THÉÂTRE PASSION, proposé par le GROUPOV alors composé d'une dizaine de membres, artistes et non artistes)
Date : 1987

 

 

 

Benoit Vreux : Comment le Groupov en est-il arrivé à la création de KONIEC (GENRE-THÉÂTRE) ?

 

 

Jacques Delcuvellerie : À la source se trouve un traumatisme, un rêve personnel brisé. Après la grande performance de COMMENT ÇA SE PASSE, en 1984, deux tendances opposées se sont dégagées (1). La première, dont témoignent le titre et la réalisation du SHOW MUST GO ON de Francine Landrain, proposait un retour à la représentation «traditionnelle» et même à la fable. Cette création intégrait beaucoup d'éléments précédemment découverts au Groupov, mais elle ne pouvait exister qu'en sortant de ce qui faisait l'essentiel de son travail expérimental. Francine a donc inventé une «philosophie» qui devait permettre de dépasser les doutes et le tragique du précédent Groupov. Elle l'a appelée la « nouvelle naïveté ». Cette tendance a rallié les acteurs du groupe et intégré des acteurs extérieurs. J'ai aidé Francine à réaliser le SHOW, qui a désarçonné une part de ceux qui aimaient notre travail précédent mais rallié aussi un beaucoup plus large public. C'était notre premier vrai succès : tournées à l'étranger et production d'un film avec la RTBF. Mais il y avait une autre tendance, dont j'étais le seul adepte, qui voulait engager le Groupov encore plus avant dans la recherche pure. Dans COMMENT ÇA SE PASSE, le théâtre était présent, mais aussi des essais de perturbation des comportements, des investigations sur les limites de la représentation. Cet aspect devait devenir prédominant pour moi, avec la création d'un espace concret, une propriété rurale proche d'une grande ville par exemple, où se dérouleraient en permanence des expériences de ce genre. Je n'ai pas été suivi.

 

Pendant deux ans, je me suis senti extrêmement seul, ne croyant qu'en ce projet et néanmoins dans l'incapacité de le faire progresser. Alors, puisqu'il ne me restait «que» le théâtre, puisque les acteurs voulaient jouer, puisque depuis dix ans j'enseignais quotidiennement les classiques, j'ai empoigné avec désespoir la tradition du «grand spectacle» et secoué ce vieil arbre jusqu'à ce que KONIEC finisse par en tomber. C'est donc dans la trahison de mon propre rêve que j'erre dans KONIEC dont un des axes d'ailleurs est la question de la fidélité et de la mort, de la survie et de la trahison, et pas seulement pour le théâtre, bien entendu.

 


B.V. : C'est un paradoxe de plus dans l'histoire du Groupov que le sujet même de KONIEC (GENRE-THÉÂTRE), qui était la tradition, vous ait finalement amenés à une expérimentation nouvelle ?

 

 

J.D. : Oui (rires). Comme chaque fois, en fait, des techniques nouvelles ont dû être inventées pour rencontrer un défi qui, si le sujet en était la tradition, n'avait rien, lui, de traditionnel.

Par exemple : j'avais jusqu'ici organisé la collaboration créatrice d'acteurs, de musiciens, de vidéastes, de peintres, etc. tout en brouillant généralement leur fonction habituelle. Rien à voir donc avec un collage. Ici, comme part inéluctable d'une certaine confrontation à la «tradition», j'ai voulu tenter en plus la rencontre avec la mise en scène d'un «autre». J'ai confié la mise en scène de la fin de LA MOUETTE de Tchekhov à un artiste bulgare : Roumen Tchakarov. J'avais vu à Sofia en 1979, en compagnie de Philippe Sireuil, une représentation remarquable de MADEMOISELLE JULIE due à Tchakarov et nous avions sympathisé. Il a assisté, lors d'un voyage en 1980, aux premières recherches du Groupov sur ce que nous appelions « l'écriture automatique d'acteur », et enfin – au moment où le projet KONIEC prenait forme – Roumen est arrivé en Belgique comme réfugié politique.

Roumen Tchakarov est intégré à KONIEC pour de bonnes raisons. Il a fait ses études à Leningrad et pratiqué la pédagogie de la «fidélité» à une tradition majeure du théâtre européen : celle de Stanislavski et, à travers lui, celle d'un rapport historique privilégié, très situé, à l'œuvre de Tchekhov. Deuxièmement, Tchakarov était en Bulgarie un metteur en scène célèbre, mais dissident. Quelle dissidence ? Celle d'un artiste dont les vues s'opposent à celles du pouvoir sur la représentation du monde, un artiste non-conformiste, mais il s'exprime aussi jusqu'à un certain point dans la langue même de ses ennemis. Certes il a vu et lu beaucoup de choses de l'art actuel, mais il ne les intègre pas comme quelqu'un qui aurait grandi dans l'évolution des formes depuis Marcel Duchamp jusqu'au Wooster Group. Son appartenance culturelle est très complexe. Ainsi il aborde Tchekhov avec un point de vue radicalement différent de Stanislavski mais il met en œuvre cette vision avec des armes directement léguées par celui-ci. C'était déjà un puissant motif pour l'associer à KONIEC. Un troisième motif, plus profond : Tchakarov est un exilé. Il vivait déjà exilé dans sa Bulgarie natale. Et le Groupov, comme son nom l'ironise, vit depuis toujours dans le sentiment de l'exil. Cela nous rapproche mais ne nous unit pas : nous ne partageons à peu près rien, lui et moi que cet état d'exil. J'ai été «stalinien» en Europe de l'Ouest dans le moment où l'Est rejetait Staline et je l'ai été dans la mortification de moi-même, dans un renoncement très violent à tout ce que j'aimais. Pendant ce temps, de l'autre côté du rideau, Tchakarov luttait pied à pied pour rester vivant dans ce qu'ils appellaient le «socialisme». Et aujourd'hui tous deux, ici, dans ce petit pays à l’identité improbable, nous voilà occupés à nous disputer des dents un lambeau de Tchekhov comme deux chiens malades, énervés mais non pas libres d'être sans maître... J'avais donc une grande confiance dans cette épreuve.

Par ailleurs, Roumen se vit avant tout comme un directeur d'acteurs et le Groupov est basé sur l'art de l'acteur au premier chef. Cela rendait nos incompréhensions maîtrisables. Et ainsi, il y avait une part de souffrance organisée pour tout le monde. Pour moi, de céder la plus belle scène de Tchekhov à un autre. Pour les acteurs, de s'inscrire dans une vision des personnages très éloignée de la leur. Pour lui, de voir son œuvre prendre son sens d'une globalité qui lui échappait. C'est de cette façon un peu douloureuse mais hautement stimulante, quasi érotique, que j'ai situé et géré les rapports de production des différents collaborateurs de KONIEC, y compris les techniciens. Et cela entraîne une autre chose, essentielle : personne ne sait exactement, totalement, ce qui se passe sur le travail en cours, même pas le créateur du spectacle. Il y a une incertitude permanente sur l'insertion et la pertinence de sa création personnelle dans le processus collectif, une obligation soutenue de s'informer de ce que font les autres et une ignorance récurrente pourtant, et donc une sensation d'insécurité, voire de danger, tout à fait nécessaire à l'accouchement d'une œuvre comme KONIEC et à son éveil quand elle rencontre enfin le spectateur.

 

 


 

B.V. : Le premier titre de ce projet était LEHRSTÜK OU LA CÉRÉMONIE DES ADIEUX avec l'idée de parler de manière ultime de notre rapport à la tradition théâtrale européenne et à son support essentiel, le texte dramatique, singulièrement le « répertoire ». Pendant le travail, cette idée initiale s'est considérablement élargie et pourtant, le spectacle, tel que les spectateurs l'ont perçu, semble fortement enraciné dans cette tradition. Comment ce rapport a-t-il évolué ?

 

J.D. : D'abord une chose : depuis des années, dans le matériel critique sur le Groupov, articles, commentaires, interviews, notre interrogation des formes théâtrales a toujours été mise en avant, alors que de l'intérieur du groupe ce n'était pas du tout essentiel dans la recherche ou dans la genèse des spectacles. Le groupe Talking Heads, la pensée de Georges Bataille, la troisième guerre mondiale, l'uniformisation des sexes, le nivellement accéléré de la pensée politique, la déréliction culturelle, notre propre incapacité à inventer des concepts opérants pour parler de tout cela, nous inquiétaient bien davantage. Nous faisions de la conjuration furieuse de nos peurs la base même de notre travail et bien sûr la forme théâtrale en était quelque peu bousculée. Le doute sur le théâtre participait de cette angoisse plus générale.

Pour en revenir plus précisément à ta question, je crois que le Groupov s'est constitué dans la coupure par rapport aux formes de la tradition théâtrale mais dans la fidélité à ses questionnements. Par exemple, au début, le Groupov a refusé tout texte comme matériau scénique (sauf enregistré) et toute référence aux différents systèmes de jeu dramatique que nous pouvions connaître. Or ces deux éléments sont effectivement la base même de la tradition européenne. Mais en même temps, il n'arrêtait pas de circuler des textes sur l'évaluation de nos grands ancêtres et des grands contemporains. Il y avait entre nous la production de textes et débat permanent sur Grotowski, Brecht, Stanislavski, la performance, Wilson, le Squat Theatre, etc. D'un autre côté, la plupart des membres du Groupov étaient devenus enseignants dans un Conservatoire(2) et donc confrontés quotidiennement à Shakespeare, Molière, Feydeau ou Tchekhov. De plus certains, pour gagner leur vie, jouaient ailleurs les auteurs les plus divers. Il y a donc toujours eu, inextricablement, séparation volontaire et fréquentation obligée de la tradition et du métier.

 

 


 

B.V. : Ce terme « tradition », au fait, auquel on ne cesse de se référer, personne ne l'entend vraiment de la même manière. Comment le Groupov, après cette longue pratique de rejet et d'amour mêlés comme tu l'as expliqué, a-t-il fini par en approcher une définition ?

 

J.D. : Nous n'avons pas de définition parce qu'en parlant de «tradition occidentale du théâtre» on parle encore d'un objet théorique à constituer. À notre connaissance, personne n'a encore proposé une approche globalisante qui intègre réellement les deux facteurs constitutifs du théâtre européen : le poème dramatique, d'une part, et tous les éléments concourant à la représentation scénique, d'autre part. Même en renonçant au rêve, peut-être fallacieux, d'une histoire ou d'une théorie globale, la disproportion considérable des études dans les deux domaines est profondément significative. L'héritage des grands textes classiques s'accompagne d'une foule de thèses et d'essais historiques, littéraires, linguistiques, philosophiques, etc. Autour du texte de Racine, des approches aussi différentes et éminentes que celles de Goldmann, Mauron, Barthes et même Picard existent, c'est-à-dire un scope allant de l'étude universitaire traditionnelle aux analyses les plus fines et les plus fouillées à partir de Marx, Freud ou Saussure. Mais comment Racine existait-il sur le théâtre ? Comment, donc, le théâtre de Racine existait-il (et en dehors de cela nous sommes dans la littérature et pas dans l'art spécifique du théâtre) ? Nous n'en savons à peu près rien. Nous pouvons ou non croire qu'il s'agit d'une malédiction intrinsèque au fait théâtral occidental, à son caractère insaisissable et éphémère. Sur l'art des acteurs, de la mise en scène, de la transmission des savoir-faire des divers métiers, nous n'avons pour l'essentiel que des études sociologiques, des témoignages décousus, des essais «sémiologiques» embryonnaires. Donc, la part littéraire de notre tradition est maîtrisable et fortement explorée, la part proprement théâtrale est quasiment inconnue.

Les livres les plus exigeants sur la Commedia dell'Arte sont non seulement incapables de nous «faire voir» ce qui se passait réellement sur le plateau, mais même de nous en donner une idée approximative. On n'en retire qu'une exaspération du désir, c'est leur seul usage profitable. Et je ne crois pas que les nouveaux moyens d'enregistrement, photo-vidéo-ciné, sans nier leur impérieuse utilité de trace complémentaire aux textes, nous rendent la tâche beaucoup plus facile. Les photos du COCU MAGNIFIQUE ou de HURLE CHINE mis en scène par Meyerhold nous donnent à rêver, la voix de Sarah Bernhardt ou de Salvini aussi... pas beaucoup plus. Dans KONIEC (GENRE-THÉÂTRE) nous avons travaillé notre rapport à la tradition sur ces deux plans : texte et théâtre, autour de deux foyers : LA MOUETTE de Tchekhov et la Commedia dell'Arte.

La pièce de Tchekhov a finalement synthétisé pour nous tous les classiques sélectionnés au départ. Elle expose passionnément et lucidement les rapports complexes des écrivains et du théâtre, donc – en outre – du texte et des acteurs, à travers des rapports amoureux écrivains/actrices et des contradictions de générations dans une époque pré-cataclysmique. Ce qui nous unit à cette pièce et ce qui nous en distingue pourrait presque servir de toile de fond à tout le théâtre du XXème siècle. Il y a un écho permanent et occulte à cette pièce dans notre création à travers, aussi, la présence dissimulée d'Heiner Müller. L'autre pôle, nous l'appelons «Commedia dell'Arte» pour simplifier, s'identifie à l'art de l'acteur : métier, apprentissage, technique, place sociale, droit d'auteur (!), créateur ou non à part entière. La dialectique avec le premier pôle est très riche puisque dans LA MOUETTE les deux rôles féminins principaux sont des actrices. Cette part, dans le spectacle, correspond à la grande performance de François Sikivie, à mon propre monologue, à la vidéo d'Eric Duyckaerts, mais en réalité on ne peut la cerner précisément puisque l'intervention créatrice des acteurs est constante dans l'élaboration du spectacle. Les acteurs qui m'avaient jeté dans le désarroi de KONIEC ont aussi transcendé leur rôle, cela porte au-delà des textes qu'ils ont écrits ou des performances du spectacle.

  

B.V. : Par exemple ?

 

J.D. : La manière dont Francine Landrain se détache de ma paternité tout en m'aidant très fidèlement à poursuivre mon errance propre, l'exigence même qu'elle met à son œuvre personnelle, sont un des rares encouragements que je reçoive à vivre.

 

 


 

B.V. : Il semble qu'il soit difficile de parler du Groupov de manière décente...

 

J.D. : Le théâtre, ce n'est pas très propre. A plus forte raison quand il se débat. Sous une forme apparemment plus «accomplie», plus spectaculaire, KONIEC poursuit la même tentative qu'à nos origines : dépasser la dichotomie entre l'expression intime singulière et l'expression collective, entre la création et l'interprétation, entre convivialité et représentation (une difficulté majeure), etc.

D'où aussi, les évocations de Joseph Beuys. Peut-être la forme générale de KONIEC, dans le ressassement, l'exaspération et le concert de ces différents discours, indique-t-elle, un fait esthétique nouveau ? Une esthétique du doute, instable. Je voudrais l'espérer.

 

 

 

 


(1)             Comment ça se passe, d’abord texte de Francine Landrain, donne son titre à un événement d’environ 6 heures pour une trentaine « d’invités ». Cela se passait dans un entrepôt d’autobus désaffecté, une salle des fêtes, un bus communal conduisant dans un terrain vague au sommet de la ville, une ruine sur ce terrain pour un fragment du Songe d’une nuit d’été, et à nouveau dans la salle des fêtes (repas partagé sur une scène) etc., etc.

(2)             Le Conservatoire de Liège, dont la formation d’acteurs s’appelle aujourd’hui l’ESACT.