Entretien réalisé et retranscrit par Corinne Rigaud
En tant que metteur en scène, et en tant que formateur d'acteurs, je considère.
Non, je ne considère pas. Je suis touché.
Par ce qui se donne comme voulant faire advenir ou retrouver, à tout le moins, la première fois.
Je crois que j'ai toujours été et je le suis même maintenant, définitivement, engagé dans une démarche et je ne prête attention et je ne suis influencé que par les démarches qui se donnent l'ambition d'essayer
de susciter des premières fois.
L'émotion, la fraîcheur, la souffrance, l'éblouissement, la griserie de la première fois.
Ce quelque chose qui naît devant vous et qui me semble fondamentalement lié à la nature même du théâtre puisque il se passe ici et maintenant. Donc et déjà ce paradoxe : le théâtre se passe ici devant vous, maintenant et en même temps, il est une répétition. Le théâtre est cette chose fixée qui se répète mais qui néanmoins survient et surgit et fait advenir jusqu'à un certain point de «la première fois ». Je vais vous donner des exemples.
Quand on a affaire à la poésie de Rimbaud, on est devant quelque chose qui surgit. Bien sûr, il y a des ancêtres, bien sûr il y a des sources, mais il y a une langue neuve, un bouleversement natif. D'ailleurs, je ne sais plus qui a dit : «le poète est celui qui nous fait voir les choses comme pour la première fois ». Et le metteur en scène et le formateur d'acteur doit faire «en sorte que, pour la vie entière, tout, pour l'acteur, soit toujours comme si c'était la première fois»[1].Quand j'ai vu pour la première fois à l'Opéra de Lille, le Living Theatre jouer Mysteries et autres petites pièces, c'était aussi de la première fois ce qui se passait devant moi, la même chose avec le Bread and Puppet, Grotowski et je n'ai jamais eu la chance de voir en direct des spectacles montés par Brecht mais l'émotion qui m'en vient encore à travers les traces, est de la même nature. Plus tard en tant qu'étudiant puis en tant que professeur, j'ai été amené à fréquenter Stanislavski et au fur et à mesure des années, à le re-fréquenter de plus en plus, et avec lui aussi, l'idée que l'acteur retrouve quelque chose qui ressemble à de la première fois est une idée centrale. Et donc je n'ai eu de cesse, sans savoir si j'en avais, moi, les forces, d'être au moins dans la tentative, dans l'effort, dans l'invention d'un processus qui amènerait à créer une première fois qui soit singulière au théâtre : c'est la naissance du Groupov.
A la fin des années 70, j'avais la sensation que les créations en général, littéraires, plastiques et théâtrales en particulier, étaient dans la réitération, ou dans la déclinaison ; avec parfois quelques petites trouvailles, de choses déjà inventées et connues. Le théâtre semblait se satisfaire de reprendre ce qui avait déjà été créé ou de faire des variations sur des découvertes précédentes. Nous n'assistions plus à des démarches nouvelles et fondatrices.
En 1980, donc, j'ai réuni les premiers membres du Groupov ; la proposition était radicale : écartons d'emblée l'idée que ce sera du théâtre ou que ça sera même du spectacle ou que ça sera même de l'art. Faisons en sorte de générer à partir de nous-mêmes, de notre mémoire sensorielle, de nos corps, de nos imaginaires, quelque chose qui ne soit pas de l'ordre de la réitération mais de l'ordre de l'exploration. Marco Polo qui met les pieds en Chine pour la première fois pose un acte qui relève de la création. Que pourrions-nous faire, nous, que pourrions-nous inventer, que devrions-nous nous infliger, pour entrer dans un territoire inconnu et éprouver cette première fois qui fait l'œuvre originelle, l'acte créatif ?
Nous avons donc commencé par écarter les moyens du théâtre, en tout cas, les moyens de la représentation scénique ordinaire qui dominent dans le théâtre occidental : le décor, la fable, la narration, l'imitation, la reproduction stylisée du réel...
Cependant, nous voulions, tout de même, devant les autres, poser des actes. Créer de l'ailleurs ou créer du réel, mais décalé. Nous avons alors entrepris des recherches sur les techniques qui nous permettraient de créer cet ailleurs et notamment, sur ce que nous avons appelé l'écriture automatique d'acteur.
Après plusieurs mois de travail, j'ai cru - je n'étais pas le seul, quelques autres autour de moi aussi - voir advenir dans un espace et un temps singuliers des choses extraordinaires. Ces choses insensées que l'on voit, lorsqu'on regarde à travers le trou de la serrure, fasciné. Et quand j'ai eu l'impression que nous pouvions faire advenir de cela, dans ce petit local, cet ancien cinéma de banlieue abandonné dans la région liégeoise qui s'appelait Ans Palace, j'ai eu à nouveau l'impression de la première fois, je dirais, en tant que metteur en scène mais le mot ne convient qu'à peine parce que j'étais plutôt l'animateur d'une dynamique créative.
Cette impression de première fois est une sensation très forte qui nous a presque submergés. Les acteurs, pour parler vulgairement, ont plusieurs fois pété les plombs. Parce que c'était trop fort, parce que nous n'avions pas encore appris, par exemple, à maîtriser ce que j'ai appelé plus tard, l'énergie restante. Cette ivresse dans laquelle vous êtes encore lorsque la séance de travail se termine et lorsque le patron de café vous met dehors. Cette énergie que l'on a fait advenir de soi et qui reste en dehors de soi... eh bien... quand on ne sait pas quoi en faire c'est destructeur : on casse sa voiture, on se bagarre, on fait des bêtises...
Il a fallu un an et demi après la première réunion du Groupov pour présenter une forme qui n'avait pas été conçue comme une forme mais finalement était une forme quand même. Un an et demi pour faire advenir de la première fois sur scène. Pour moi, le premier spectacle du Groupov, c'est une vraie première fois. «À jamais la première fois, j'y reviens. C'est le grand travail sur les émotions. Ne te méprends pas, j'y inclus tout ce qui concerne l'observation, la reproduction-transposition du réel. Mais ce qui fait qu'un acteur te touchera suffisamment en profondeur pour que cela « t'étonne » jusqu'à te faire réfléchir, cela passe nécessairement par la qualité émotionnelle de ce qu'il a ressenti en observant d'abord, en le rejouant dans son corps et sa voix, ensuite. Si cette fraîcheur disparaît, il reste la démonstration laborieuse, pas le théâtre. Que les choses restent vivaces en toi, comme si c'était la première fois (...) Principalement.
Bien sûr. Nous savons qu'il s'agit d'une fausse première fois mais « comme vraie »
[2]. L'acteur qui joue Almaviva en train d'embrasser Rosine. C'est Almaviva qui embrasse Rosine mais c'est bien lui, l'acteur, qui le fait vraiment, c'est sa bouche, c'est sa langue dans la bouche de l'autre. C'est du réel. Et pourtant il y a une limite du réel. Jusqu'où accepte-t-on le réel dans le représenté ? Maintenant, tout le monde use et abuse du nu, c'est du réel même si c'est du soi-disant symbolique. Et on accepte ce réel-là : Oui. Ah! Mais pas la mort, pas les mutilations. Ah ça bien sûr que non. Mais en quoi les choses sexuelles sont-elles plus propres ? En quoi sont-elles plus acceptables ? C'est quand même du viol d'intimité, de toutes façons, c'est de la négociation de choses indécentes. Et même, quand ce n'est que de la parole : feindre des sentiments... et en versant des vraies larmes... Jusqu'où le réel est-il tolérable et jusqu'où le réel est-il requis dans le symbolique sur scène? C'était cet espèce de scandale-là qui était notre matière, entre autres, dans notre première fois et j'en ai été marqué pour tout ce que je fais, encore aujourd'hui.
Toute proportion gardée, mais je n'ironise pas, il faut entendre l'appel de celui qui disait « si vous ne devenez pas semblables à ces petits enfants... »»[3].
Je devais avoir 5 ans et demi, 6 ans, en tout cas si plus âgé, à peine. Un après-midi, l'école nous avait emmenés voir quelque chose, qui n'était pas du théâtre mais un grand spectacle et qui s'appelait et qui s'appelle toujours parce que je crois que ça existe toujours : Holiday on Ice. Je ne sais pas si vous voyez ce que c'est Holiday on Ice, ce sont ces grands spectacles de patinage plus ou moins artistique où l'on a recruté des tas de gens qui ont fait du patinage comme champions ou semi-champions et qui se retrouvent déguisés en «girls», dans une grande revue, un grand show, avec toute une débauche d'éclairages. Je vous raconte tout ça parce qu'il me semble bien difficile de parler de sa première fois, de ce qui mériterait la noble appellation de première fois comme metteur en scène sans devoir d'abord évoquer sa ou ses premières fois, sa première fois de spectateur. Parce que lorsqu'on vient à assumer cette fonction, cette place, c'est la conséquence ou le fruit d'une vie qui comporte déjà au moins deux décennies et dans laquelle il s'est déjà passé beaucoup de choses et notamment celle d'avoir reçu du spectacle comme spectateur. Or, cela va paraître, peut-être, très, très, très naïf mais j'ai une vraie vraie vraie première fois de spectateur qui m'a extrêmement marqué.
Je vous parlais donc de ces champions patineurs déguisés en «girls» mais aussi, dans le spectacle que j'ai vu ce jour-là, déguisés en clowns, en ours et toutes sorte d'animaux. J'étais un petit garçon qui n'avait jamais mis les pieds au spectacle, je crois même n'avoir jamais été au cinéma à l'âge où je suis allé voir ça, je n'avais aucune notion et aucune expérience sensible de ce que pouvait être une chose figurée, représentée. Je ne savais pas ce que c'était qu'un spectacle. J'y suis donc allé sans avoir la moindre petite idée de ce que j'allais voir. Je suis rentré dans cet espèce de grand palais des sports, complètement occulté, obscur, et j'ai vu alors tout ce que je ne savais pas : les éclairages, les projecteurs, et puis la glace qui fuse sous les patins qui brillent, les paillettes, les lumières, les numéros... et je ne savais pas... Je ne savais même pas que ça allait être sur glace, je ne savais même pas que le patinage existait, je ne savais rien. J'étais vraiment devant une chose magique, totalement magique et je suis revenu chez moi au terme de cet après-midi et en rentrant à la maison, j'ai dit : «J'ai été au paradis». L'idée «la vraie vie est ailleurs» était concrète. C'est-à-dire que j'ai compris à ce moment-là qu'il y avait moyen de faire concrètement des ailleurs. C'était un éblouissement, un choc, un renversement de l'être qui a duré quelques heures... Bien que j'eusse complètement conscience que c'était un spectacle. J'avais conscience que c'était un spectacle parce que, quand même, à certains moments, je trouvais ça long. Ça, je m'en souviens très bien. Je me souviens qu'a un moment donné, j'étais très fatigué et que c'était long. Que ça m'amusait moins, que les choses me touchaient moins mais... mais, mais, mais j'étais quand même dans un véritable autre monde, j'étais quand même au paradis.
Comment revivre de la première fois ? (vieux problème amoureux entre parenthèses.)
Comment revivre de la première fois dans du connu ? Sur ça, il faut continuer de travailler.
Post-Scriptum : Plusieurs décennies après ma première fois de spectateur, dans un spectacle qui était, lui, presque ultime, comme son titre l'indique Koniec (fin), j'annonce d'une manière quasi testamentaire, pendant qu'autour de moi les acteurs massacrent un peu la dernière scène de La Mouette, j'égrène, tous les gens à qui je veux rendre hommage une dernière fois : Sade, Brecht, le Living Theatre… etc., et… Holiday on Ice.
[1] Jacques Delcuvellerie, « Le Jardinier », In les Cahiers du Groupov.
[2] Jacques Delcuvellerie, « Le Jardinier », In les Cahiers du Groupov.