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Parcours du Groupov : vérité et théâtre, théâtre et vérité - 1996


Catégorie : Le Groupov
Auteur : Entretien avec Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : Les Cahiers DAJEP n°28
Date : 1996

 Entretien avec Jacques Delcuvellerie

 

Le Groupov a été fondé en janvier 80. Le moyen le plus simple d'en parler, c'est de suivre la voie chronologique :
- pourquoi et sur quelles bases s'est-il fondé ?
- et pourquoi d'autres pratiques aujourd'hui ?
 
 
Avant de passer au Groupov, il est intéressant de dire ce qui s'est passé auparavant, comment je me suis retrouvé à faire du théâtre, et pourquoi ce théâtre-là. En ce qui concerne mes études, ce qui attirait avant tout mon intérêt, c'était tout ce qui était littérature et écriture. J'étais un brillant élève dans le primaire et puis cela s'est effondré complètement dans le secondaire, à l'exception des matières littéraires. Vers le milieu du secondaire, j'ai commencé à trouver l'école insupportable et je me suis pris d'une passion pour la musique. Je voulais devenir organiste. J'ai commencé à prendre des cours de piano et de peinture. J'ai cherché dans un rayon d'une centaine de kilomètres une école des Beaux Arts à peu près convenable, et j'ai été à Saint-Luc à Tournai où, pendant trois ans, j'ai pratiqué les arts déco ; puis j'ai bifurqué vers une école qui à l'époque était comme une extension de Saint-Luc à Tournai, qui maintenant est située ailleurs, peut-être à Bruxelles et qui s'appelle l'IHECS, Institut des hautes études de communications sociales. C'était un premier contact avec une très mauvaise formation aux mass média, aux théories de la communication, tout cela étant avant tout destiné à nous préparer à être soit des publicitaires, soit des gens qui s'occupent de ce qu'on appelle l'éducation permanente.
 
 

1968 et l’engagement politique

 
La troisième année de ces études se situait en 1968. Nous avons tout fait pour être renvoyé de cette école. On y a organisé plusieurs grèves générales. On a édité des journaux qui étaient déjà incompatibles avec l'idéologie dominante, puisque c'était une école catholique, et bien que nous ayons été réintégrés par une action des étudiants, on n'a pas accepté notre inscription en dernière année. Le directeur de l'INSAS a bien voulu nous accueillir, mais en perdant une année. A ce moment-là, dans l'inscription à cette école, j'ai choisi la section théâtre. Brusquement, j'ai découvert que le théâtre rassemblait toutes les passions que j'avais pu avoir, depuis très longtemps : une approche active du phénomène littéraire, le sens de la musique, c'est-à-dire le sens du temps, de l'espace, de la scénographie, comprenant la décoration qui correspondait à mes études Arts déco. Et puis quelque chose que j'avais sans doute manipulé depuis longtemps mais que je n'avais pas encore réellement découvert comme moyen d'expression artistique : l'acteur, qui m'a semblé la chose la plus étonnante et en même temps la plus familière du monde. Je me suis tout de suite trouvé à l'aise pour travailler avec des acteurs. C'est à ce moment-là que j'ai rencontré Thérèse Mangot et Richard Kalisz, qui sont venus alimenter mes révoltes utopico-anarcho-hippies des années 68/69 en y ajoutant une dimension politique plus construite dont ils m'ont contaminé.
Quand cette époque s'est clôturée, il y a eu immédiatement une double pratique, et cela, en relation avec ce qui va se passer par après. D'une part, une pratique étroitement liée à la culture puisque Richard Kalisz et moi nous avons travaillé à l'époque, au troisième programme de la RTBF, à des émissions tout à fait consacrées à la culture contemporaine où il y avait d'importants budgets et d'importants moyens pour travailler l'expérimental, pour aller dans les biennales, dans les grandes expositions, les festivals etc.,... Une époque où on a pu travailler avec les écrivains, les compositeurs, les musiciens et les acteurs, et d'autre part, une activité politique de plus en plus envahissante, jusqu'au moment où la structuration de l'engagement politique était telle, en tout cas pour moi, qu'on m'a prié de cesser toutes activités culturelles et d'aller travailler en usine comme manœuvre. A ce moment-là, il y avait moins de chômage et c'était relativement facile d'entrer à l'usine.
D'autre part, il y avait dans l'organisation politique une contestation de la culture contemporaine. Nous arrivons en 76 et tout vole en éclat. Cette organisation, entre guillemets révolutionnaire, à laquelle j'appartenais, explose, se délite à travers des tentatives de suicide, de divorce, des procès et un sentiment de désarroi extrêmement violent proche du désespoir, et qui constitue la dominante de ma vie dans les mois qui suivent. Mais, avec Richard Kalisz et quelques autres, nous formons une association consacrée à la culture populaire, la culture ouvrière, avec un début de pratique théâtrale. D'autre part, je commence à donner des cours au Conservatoire de Liège. Ainsi, après cinq ou six ans d'interruption de pratique artistique, je redécouvre et j'approfondis ma connaissance de ce travail avec l'acquis de la Fondation Jacques Gueux qui existe toujours, qui à l'origine était consacrée à la mémoire de la culture populaire principalement ouvrière. Culture extrêmement peu explorée. Nous avons d'ailleurs réalisé à ce propos un spectacle, intitulé Jean Prolo, qui restitue, qui essaye de retransmettre une histoire de la classe ouvrière à travers des fragments de sa culture, notamment les chansons. On a eu la chance de le voir joué à Europalia. Une histoire qui allait de 1870 à la guerre de 1914.
Il y a eu aussi la tentative d'un théâtre d'intervention, ce qu'aujourd'hui on appelle le théâtre-action avec quelques spectacles basés sur l'actualité, joués dans ce qui restait des maisons du peuple, dans des arrière-salles de café, lors de premiers mai, en renouant progressivement avec tout ce que le théâtre avait pu produire depuis le début des années 60 et la fin des années 70. C'est là que s'est engagé le Groupov, avec pas mal de gens dont une partie non négligeable est toujours là quinze ans après. Ce qui est déjà un fait d'exception dans le monde d'aujourd'hui. Dans le groupe, il y a des peintres scénographes, comme Johan Daenen, des musiciens chanteurs, mais parfois acteurs comme Thierry Devillers. Il y a eu pendant un temps un compositeur comme Denis Pousseur. Il y a aussi des écrivains philosophes, et les gens changent parfois de rôle. Il y en a qui écrivent, alors qu'ils sont principalement acteurs, qui mettent en scène, et il m'arrive de jouer parfois. Comme tous ces gens étaient soit plus jeunes, soit souvent para-théâtraux, c'est moi qui posais les bases.
Essayons de résumer : nous étions engagés avant tout dans une pratique théâtrale, en tous cas, on enseignait cela, on voulait en faire. Qu'est-ce que le théâtre ? Une représentation du monde, il est perçu comme tel par ceux qui le regardent. Deuxièmement, qu'il le veuille ou non, il donne cette représentation du monde pour vraie. Même si on dit : Mais je n'ai pas de vérité, mais je donne des fragments, ou mon théâtre est fait de contradictions, ou bien c'est un théâtre de l'absurde, la représentation se donne comme vérité ou comme un point de vue fondé sur le monde. Donc c'est, de facto, une représentation du monde qui se donne, entre guillemets, pour la vérité, en tout cas la vérité de cette représentation.
 
 

La crise idéologique et la représentation du monde

 
Or, dans les années 80, le sentiment dominant était que les conceptions du monde, les représentations du monde, permettant de rendre compte d'un point de vue relativement global, relativement totalisant, étaient gravement en crise, ou perçues plus ou moins en miettes, que ce soit pour la vision chrétienne ou la vision marxiste du monde. Donc la grande question devient : à partir de quoi organise-t-on une représentation du monde ? Car si je prends même une pièce du répertoire comme « Bérénice » ou « Tartuffe », la question reste : à partir de quoi puis-je prétendre donner à lire quelque chose aux spectateurs car, nécessairement, si j'organise cette représentation, j'organise un point de vue, j'organise une représentation du monde à travers l'univers de cette pièce. De cela nous nous sentions totalement dépourvus.
Les gens autour de nous, qui faisaient des spectacles de plus en plus brillants et de plus en plus chers, n'avaient pas non plus de vision du monde. Il nous semblait que dans l'environnement dramatique français, allemand, belge, on voyait soit un académisme surmené, soit des représentations qui, pour séduisantes ou intéressantes qu'elles puissent être, bricolaient des trouvailles antérieures, fabriquant ce qu'on a appelé plus tard le post-modernisme, c'est-à-dire un cocktail, une espèce de couscous bolognaise à partir des acquis de Brecht, Strehler, à partir des acquis d'un certain théâtre d'images américain ou de la performance. Mais en France c'est surtout
l'acquis allemand qui prévalait. Dans tous les domaines, tous les compartiments de la représentation, on retrouvait l'héritage brechtien mais sans reprendre son point de vue sur le monde, en contestant même sa conception du monde et dans tous les cas sans même comprendre les questions sur lesquelles cette esthétique s'était inventée et auxquelles elle était articulée. D'où l'impression que tout cela était vain. Je parle d'un sentiment que nous avions à l'époque. La question de savoir si nous avions tort ou raison peut évidemment se discuter.
On était là dans cette vacuité, et aucune forme de représentation théâtrale que nous puissions connaître dans notre environnement immédiat ou même un peu plus lointain ne suscitait d'ébranlement, ne suscitait de question fondamentale comme le théâtre en avait été investi, tant dans l'héritage d'Artaud, de Grotowski, du Living Theatre. On avait donc l'impression de confirmer seulement les empires auxquels nous appartenions, ou qui nous entouraient, dans une espèce d'amoncellement d'héritages désaccordés. C'est-à-dire que le monde, en gros, nous le percevions comme mis à côté d'une cathédrale en pierre, une cathédrale qui est un livre de pierres, celui que quelques dizaines de spécialistes au monde arrivent encore à lire, mais devant lequel les gens passent tous les jours sans que cela les concerne encore. Ils vont entendre raconter deux ou trois choses au théâtre, mais il y a un building en acier et en verre juste à côté, et il y a un ghetto turco-marocain qui n'a plus tout à fait sa culture, mais qui n'a pas la nôtre non plus, et tout cela se mélange sans qu'aucun point de vue parvienne à en rendre compte. Non seulement il n'existait plus de vision totalisante, me semblait-il, mais même l'idée d'en chercher une était contestée, était considérée comme dangereuse, voire criminelle. Je rappelle que c'était par exemple l'époque du « punk », du « no future », toute cette espèce de violence qui s'exprimait d'ailleurs dans des formes, jouées de manière plus dure, mais qui étaient tout à fait des réitérations de ce qui avait été apporté 30 ans plus tôt. Je n'ai pas encore abandonné ce point de vue. Je considère toujours que cela fait 40 ans qu'on n'invente rien, à peu près rien, et que cela fait précisément par exemple la différence entre la relation que j'avais moi avec mes parents, et la relation que je peux avoir avec ma fille. Je veux dire que sa musique est tout à fait liée à celle de ma jeunesse. A la limite je peux lui indiquer les reprises parce qu'elle ne les repère pas. Il n'y a pas de rupture réelle entre ce qu'elle écoute et ce que moi j'écoutais.
Par contre, quand le rock a débarqué, ou le « free jazz », c'était une vraie rupture avec la culture de mes parents. Je veux dire qu'ils n'avaient même pas la possibilité d'appréhender de quoi il s'agissait. Au contraire la jeunesse actuelle refait des idoles de celles de ma jeunesse : Jim Morrison, Jimi Hendrix... Donc il me semblait que, dans les divers domaines, on était dans une réédition plus ou moins habile, plus ou moins sensible, d'inventions précédentes et que ceci était dû à une situation sociopolitique bloquée, à des systèmes de représentation du monde fracturés et inutilisables. Alors que faire ? Puisqu'on n'avait pas envie de faire cela, on a décidé de bricoler autrement.
 
 

Se débarrasser des idées reçues par des Ateliers « Ici et Maintenant »

 
Il y a donc eu une première période où les gens se sont engagés dans l'aventure du Groupov, refusant de se livrer à ce qui constitue l'essentiel de l'activité théâtrale ordinaire, c'est-à-dire de suivre un texte dramatique préexistant. Pendant plusieurs années, nous avons mis de côté ce matériel, en nous disant : nous sommes tellement infectés, pétris, (comme on voudra), de culture littéraire, tellement habitués, tellement profondément marqués par le fait de toujours travailler sur la littérature et de partir d'un texte pour produire de la représentation, que si on prend ce chemin-là, on va de toute façon reconduire, que nous le voulions ou non, des voies d'exploration qui ne correspondent pas au sentiment dans lequel nous sommes et qui est d'ailleurs un sentiment tragique.
Voilà pour la désespérance et pour l'impression de bavardage esthétique qu'il y avait autour de nous. On a alors décidé d'inventer des méthodes, des techniques par lesquelles on pourrait en quelque sorte essayer d'élaborer ou de découvrir les dramaturgies que nous portions en nous-mêmes, nos dramaturgies latentes. Comment opérer par effraction des entrées en soi-même pour découvrir ce qu'on ne sait pas qu'on sait. Je n'entends pas par là l'inconscient au sens psychologique ou freudien, pas des choses du style : « papa, maman, le phallus, la castration », mais ce qui en nous, justement et d'une manière singulière, pour chacun singulière, s'était déposé de tous les héritages culturels, de cette éducation qu'on aurait pu recevoir et qui est l'éducation culturelle profondément, musculairement, nerveusement inscrite et en même temps fracassée. Comment chacun pouvait essayer de l'exprimer dans sa singularité, chacun de ceux qui participaient au travail.
Nous avons appelé cela : écriture automatique d'acteurs, par analogie avec l'écriture automatique des surréalistes. Mais l'acteur ne passe pas par la plume et la page blanche, mais par l'engagement du corps, sa relation à l'espace, aux accessoires. Cette technique a évolué, à partir du moment où elle a dégagé des singularités et effectivement des espèces de petits univers dramatiques que chacun des acteurs et actrices commençait à élaborer. On pouvait y repérer effectivement tout ce qui restait d'héritage des formes ingérées qui travaillaient en eux, alors qu'ils croyaient dire quelque chose de tout à fait personnel. Comment essayer de trouver des formes de contact ou de gravitation, entre ces petites planètes solitaires, entre ces univers singuliers ?
On a trouvé une forme que nous avons appelé plus tard les ateliers « ici et maintenant ». Le Groupov s'est donc inventé des techniques. Il n'a d'ailleurs pas cessé de le faire jusqu'à aujourd'hui. Il y a eu d'autres formes d'expérimentation dans la nature, à l'extérieur, sur la modification de la perception, et dans cette période, au début des années 80, il n'y avait aucun objectif de spectacle.
 
 

Pas de finalité de spectacle, des événements

 
Personne ne fixe un terme au travail, en disant : il faut que dans trois mois il y ait quelque chose à présenter ; personne ne va même jusqu’à dire qu'il y aura quelque chose à présenter. Nous avons la chance de ne pas devoir squatter un lieu, car le « maître » à l'époque du Conservatoire de Liège nous donnait un espace tout en refusant d'aller voir ce que l'on faisait. Il préférait ne pas le savoir, disait-il, parce que s'il l'avait su, il aurait dû prendre position. Une fois, deux fois par semaine, parfois pendant une durée intensive de trois jours d'affilée, parfois avec trois semaines où l'on ne fait rien, mais où les contacts continuent autrement, nous avons travaillé jusqu'au moment où, un an et demi après, nous avons présenté un premier événement qui durait six heures, intitulé « Faites ce qu'on vous dit et il vous arrivera une surprise que personne ne peut imaginer » ; puis, cet événement, nous l'avons refait une deuxième fois légèrement modifié et il s'est appelé « II y a des évènements tellement bien programmés qu'ils sont inoubliables avant même d'avoir eu lieu ». Oui, il y en a comme cela : « La mort de Lacan », « La troisième guerre mondiale », c'est déjà inoubliable avant même d'avoir eu lieu, de même que le troisième : « Tout ceci n'est qu'une glissade sur un bruit mal fondé ». C'était trois fois la même structure et c'étaient des travaux qui comportaient un voyage pendant six heures à travers des lieux différents, des propositions d'acteurs et d'actrices différentes, des moments collectifs et des moments séparés, des moments à la limite de la représentation, entre représentation et événement réel, et d'ailleurs, la première fois que nous avons joué, j'ai reçu par la suite une lettre de protestation de quatre pages de Richard Kalisz parce que, un moment donné, les acteurs me cassaient la figure et qu'il avait cru que c'était « pour de vrai ». Il est exact que ce n'était pas « répété », mais tout cela était prévu.
Je vais résumer les quatre premières années en disant que c'est ce type de pratique qui continue, qui se développe, qui bénéficie de l'arrivée de nouveaux participants et de nouveaux acteurs. Un premier article de Jean-Marie Piemme sur le deuxième spectacle du Groupov intitulé « Le deuil impossible » nous a amené à regarder ce que nous faisions d'une autre manière. Je passe sur toutes les autres influences, mais il faut souligner que, pour un groupe qui refusait de jouer du texte en scène, bien qu'il y ait toujours eu des textes mais sur magnétophone, pour un groupe comme le nôtre, nous nous écrivions énormément. Il y avait beaucoup de correspondance à l'intérieur du groupe. Les gens s'envoyaient des lettres, communiquaient des textes. Cela allait de « l'expérience intérieure » de Georges Bataille, en passant brusquement à la découverte de Müller, devant lequel nous avions la sensation que, par le chemin de l'écriture, il travaillait sur des objets qui avaient un lien avec ce qui nous préoccupait. La découverte de productions extra-européennes avait aussi des similitudes ou des parentés avec notre manière de travailler.
Pendant ces premières années, il y a donc des périodes de travail, des périodes de non travail, des crises naturellement, des gens qui s'en vont et puis qui reviennent et il y a des propositions de rencontres pour des évènements soit très longs, soit très courts.
Une partie de notre travail a été inspirée, à ce moment-là, par la recherche hors des formes de représentation. Et puis, il y avait aussi des recherches sur des formes de communication, mais qui ne soient pas nécessairement du spectacle, par exemple une interview pendant une soirée. On organisait de très longues soirées où les gens arrivaient (35 à 40 personnes maximum) pour voir quelque chose dans un hangar où normalement on ne peut pas jouer (car il avait 200 mètres de long), puis on passait dans des lieux autour d'une table avec 5 à 6 personnes et un maître de maison. Cette façon de procéder permettait d'abolir quelques frontières. Avions-nous affaire à un acteur ? Joue-t-il déjà un personnage ? Non, il n'a pas l'air d'en être un, il n'est pas dans une situation tout à fait normale. L'acteur disait au spectateur : si vous voulez, j'aimerais vous poser quelques questions. Il posait les questions, les gens réagissaient par rapport à la manière dont répondaient les autres. Il y avait là une petite demi-heure qui est quelque chose d'autre que de la représentation.
A l'intérieur d'un événement de 6 ou 7 heures, il y avait aussi des moments de spectacle. Au bout de quatre années, on a eu une réunion dans les Ardennes qui depuis s'est appelée entre nous « Le désaccord de Belvaux ». Moi, je voulais aller davantage dans la direction du non-spectacle. Mon rêve était qu'on puisse acheter ou acquérir progressivement un espace rural forestier, pas trop loin d'une ville, où se mèneraient en permanence des travaux d'une journée ou de deux ans pas seulement faits avec nous, mais avec d'autres, et qui aboutissent éventuellement à des représentations, mais qui ne soient pas organisées dans ce but.
De l'autre côté, il y avait Francine Landrain qui disait : « On a été jusqu'au bout de la déconstruction de tout ce qu'on peut faire en dehors de la représentation. On va crever si on continue ; il y en a déjà qui deviennent fous. Cela ne va plus. Il faut absolument arrêter ça ; il faut retrouver d'une manière innocente, naïve, hardie et sensible la représentation ». Et cette réunion s'est achevée par un désaccord où elle a gagné. Ils ont tous voulu refaire du théâtre. Ce qu'il en est sorti à ce moment là - le titre en lui-même le disait bien - c'est « The show must go on », c'est un spectacle qui renouait avec la représentation théâtrale et frontale, le théâtre à l'italienne, avec de la très jolie musique, une comédie musicale postmoderne.
Et pendant deux ans ensuite, j'ai travaillé avec des gens qui voulaient faire un peu d'expérimentation, des stages, des ateliers ; mais sans aucune forme d'expression publique en ce qui nous concerne. A la suite de quoi j'ai dit : « Eh bien voilà, vous voulez faire du théâtre, moi je ne veux pas continuer à en faire. Je propose qu'on se retrouve une dernière fois sur une chose où on enterre tout ça, où on travaillerait sur le théâtre mais en réglant des comptes sur ce qu'on a traversé, non seulement pour ce qui a présidé à la fondation du groupe, mais depuis, avec l'expérience et l'enseignement du parcours du groupe ».
 
 

Une expérimentation continuée des mises en scène et un engagement revisité

 
C'est un travail qui s'est articulé sur une part des traditions théâtrales (par exemple, la commedia dell'arte), une certaine forme d'expérimentation performante et les questions politiques. La matrice de tout cela, après beaucoup de travail, s'est réduite à une pièce de théâtre qui sous-tendait l'ensemble des représentations : « La Mouette » de Tchékhov, qui est une œuvre où le théâtre est central, car les personnages principaux sont un écrivain « traditionnel » et un jeune écrivain qui bouleverse toutes les formes, une jeune fille qui veut devenir actrice, et une grande actrice déjà confirmée. Il y a de surcroît un chassé-croisé de relations mère-fils entre ces actrices et ces écrivains, autour de la question de « Faut-il ou non, est-il possible, et quel genre de forme nouvelle doit-on faire lire aujourd'hui ? ». Donc, la problématique de la pièce recouvrait l'ensemble des questions dont nous avions envie de parler. Nous avons fait le spectacle ensemble. Ensuite nous n'avions plus du tout envie d'y goûter. Le travail a recommencé mais une deuxième perspective nous a conduit à faire une critique dite « vérité » dont « La mère » est le dernier volet. Alors je pourrais expliquer l'histoire de cette critique-vérité, dont les prolégomènes sont exposés dans une longue lettre intitulée « Cinq conditions pour travailler dans la vérité » que j'ai écrite à Francine Landrain qui était en résidence à la Chartreuse pour écrire « Lulu, love, life ».
Dans mon esprit « Cinq conditions pour travailler dans la vérité » voulait dire cinq conditions qui donnent en tout cas, aujourd'hui, pour vous, le sentiment que l'on n'est pas dans la trahison. Puisqu'on n'arrive pas à avoir une conception du monde opérante pour organiser la représentation, travaillons dans ce que nous avons appelé à l'époque « l'esthétique des restes ». Après 1988-1989, je me suis dit que, peut-être, il y a moyen de retrouver un chemin vers des morceaux du répertoire en allant voir ce qui se passe avec des auteurs qui, dans leur poésie (deux grands poètes : Claudel et Brecht), dans leur création dramaturgique, sont en dialogue avec une conception du monde précisément et très fortement structurée, et qu'ils tiennent eux pour la vérité.
La trilogie comprend enfin « Trash », écrit par Marie-France Collard. La question est : qu'y a-t-il de commun entre ces trois créations ? Il s'agit de trois tentatives de réponses contrastées à la question de la souffrance. La vie étant assez bien perçue comme une souffrance, est-ce qu'elle a un sens ? Y a-t-il moyen de la fonder ? Il y a une réponse transcendante pour Claudel. La réponse est extrêmement intime et singulière pour l'érotisme et la mort dans « Trash ». Pour Brecht, à la souffrance humaine il y a des causes humaines. On peut les connaître. Lorsqu'on connaît ces causes, on peut engager une action pour les transformer. Donc il y aussi une réponse dans l'Histoire. A dire vrai les trois spectacles (et les trois dramaturges) essaient de donner aussi la réponse dans l'Histoire.
Pour conclure : bien que la surface maintenant visible de l'iceberg soit plus importante puisqu'on fait des spectacles assez imposants, les recherches et les expérimentations continuent. Depuis deux ans, est élaboré un programme qui reprend le travail dans la nature et qui vise à produire une grande recherche appelée « Au pied du lit de l'agonisant, les enfants jouent ». A propos de la nature, de la mort et de l'enfance. On travaille selon des pôles : il y a d'abord eu un grand travail sur la nature. Le but est d'arriver à des formes, bien que ces formes ne soient pas de l'ordre de la représentation. La forme est déjà communicable. Mais, l'ennui, c'est le problème de son financement. Cela n'intéresse évidemment personne de financer des choses qu'on ne montre pas vraiment. En tout cas, les directeurs de théâtre ne sont pas nos partenaires pour ce type d'expérimentation. Aujourd'hui, nous sommes dans la phase de renégociation de notre contrat-programme. Nous luttons pour obtenir les moyens de mener enfin de front nos deux grandes activités : la recherche expérimentale (à travers un centre permanent) et la représentation. En ce qui concerne celle-ci, je dois ajouter qu'à travailler sur Brecht, je me suis très nettement rapproché de son point de vue et de la vision matérialiste historique et dialectique du monde. Notre prochain projet de création part d'un événement contemporain : le génocide au Rwanda ; il s'intitule « La Chevauchée Furieuse » et mettra en scène l'œuvre criminelle du colonialisme et du néo-colonialisme belge et français. Merci.