Texte & Publication

La question de la question de la Vérité - 2001


Catégorie : Le Groupov
Auteur : Entretien avec Jacques DELCUVELLERIE réalisé par Benoît VREUX
Tiré de : Alternatives Théâtrales 67/68
Date : 2001

La question de la question de la Vérité (1) 
Entretien avec Jacques Delcuvellerie par Benoît Vreux

Au fond, c'était toujours la même problématique qu'en 1980, mais au lieu de vivre et de créer une sorte d' « Esthétique des Restes », je voulais essayer de me tenir en face des auteurs d'un temps où une forte conception du monde était en dialogue, chez eux, avec leur créativité.
C'était le travail que je m'étais donné pour un temps, c'est-à-dire quelques années seulement, autour d'un triptyque, une entreprise à trois volets autour de la «question-de-la-question-de-la-vérité» : la confrontation à des auteurs qui assumaient l'existence d'une vérité et le dialogue de leur œuvre avec cette conception. Ce qui est revenu, finalement, à faire un triptyque sur la question de la souffrance humaine.
Parce que, quand j'essaie de voir et d'expliquer rapidement et sans doute trop sommairement, trop brutalement, ce qu'il y a de commun entre les trois volets du triptyque, c'est-à-dire l'ANNONCE FAITE A MARIE de Paul Claudel, TRASH (A LONELY PRAYER) de Marie-France Collard et LA MÈRE de Bertolt Brecht, s'il y a quelque chose qui les définit d'une manière rapide mais non pas réductrice, c'est la tentative d'une réponse à la question de la souffrance humaine.
Et sans doute étions-nous naïfs de ne pas nous être aperçus que c'était ça, au fond, la question de la vérité. 
La vie humaine est perçue avant tout comme une souffrance par la plupart des êtres, dans tous les âges de l'humanité. Pas exclusivement certes, mais d'abord elle est peine, d'abord elle est souffrance (en tous cas c'est comme ça dès l'exclusion du jardin d'Éden dans notre civilisation). Elle est perçue également comme cela dans le bouddhisme, par exemple.
Chez Claudel, il y a une réponse chrétienne : la souffrance a un sens transcendant. 
C'est évidemment une réponse très différente de ce que les chrétiens en général assument aujourd'hui, en tous cas les catholiques des pays riches. Mais enfin, dans la Bible, la souffrance résulte clairement de notre péché. Elle est une conséquence d'un acte qui lie l'humanité entière dans une faute qu'elle a commise envers Dieu. 
Néanmoins, elle est également aussi une chance de contact privilégié avec Lui puisque les souffrances de chacun, ce qu'on a coutume d'appeler traditionnellement son chemin de croix, peut, si c'est vécu chrétiennement, nous lier au sacrifice même du Christ et participer à la rédemption de l'humanité. Donc elle n'est pas seulement châtiment, mais également occasion de salut. Et ceci est valable, non seulement pour l'individu dans «son chemin de croix personnel» (cette manière d’assumer les souffrances de l'existence comme un sacrifice et une offrande à Dieu), mais aussi pour l'histoire collective de l'humanité dans son rapport au Créateur. C'était, jusqu'il y a peu, valable dans le christianisme – qui ne s'y risque plus – et c'est évidemment tout à fait valable dans le judaïsme : les événements de l'histoire elle-même sont une partie du plan divin, en tous cas de l'économie globale des rapports Dieu-Homme. 
Dans la Bible, l'Exode, la destruction du premier peuple, les déportations à Babylone, etc., tout cela aurait non seulement une réalité historique mais également un sens spirituel, un sens symbolique. Une exégèse religieuse de l'histoire faisait jadis partie intégrante de la vision catholique. Étant bien entendu que pour un véritable croyant ce ne sont pas purement des symboles : ce sont des événements qui ont réellement eu lieu.
Par exemple, Claudel, dans L'ANNONCE FAITE A MARIE, donne un sens non seulement à la souffrance de Violaine frappée de la lèpre, un sens à la souffrance de Mara qui perd son enfant, un sens à ce qu'il soit ressuscité, à ce que Violaine meure, tuée par sa sœur, tout cela n'étant que des événements infimes dans l'histoire de ce siècle, mais, de surcroît, Claudel présente cette mort, ces souffrances de la petite Violaine comme une espèce de contribution mystérieuse à l'histoire de Jeanne d'Arc, c'est-à-dire la fin progressive du schisme en Occident, le rétablissement du roi de France et son sacre, qui entraînera la fin de la division du royaume de France. Claudel fait ainsi participer explicitement Violaine, par sa petite vie et son sacrifice obscur, à quelque chose qui est un événement historique sur lequel Dieu a un regard et une volonté.
Il y a dans la réponse intégriste / intégrale de Claudel, une vision du catholicisme qui prétend pouvoir rendre compte de tous les événements de la vie humaine et de la collectivité comme ayant un sens dans la relation fondamentale de la création avec Dieu, de la créature avec son créateur.
D'une certaine manière, cette vision du monde religieuse est aujourd'hui beaucoup moins totalisante dans la pratique et dans la vision du monde catholique occidental gavé. Mais cela existe encore très fort dans le Tiers-monde ou dans la foi populaire islamique. Ainsi, même s'il est assez difficile d'admettre que Dieu tolère (ou provoque) de grandes souffrances, de grands maux, qu'ils soient individuels (comme de perdre un enfant tout jeune) ou collectifs (déportations, massacres), il est quand même rassurant de se dire que cela a un sens et une finalité.
De surcroît, on peut encore et toujours prier, et même faire quelque chose pour son prochain. On peut aussi identifier sa foi à un combat pour la justice, etc. Pour Claudel, tout est part du plan divin.
Christophe Colomb, par exemple, c'est la découverte du Nouveau Monde ; donc, enfin, le globe terrestre devient une seule boule sur laquelle le catholicisme va pouvoir se répandre et unifier entièrement la création dans la vérité. « Allez, enseignez toutes les nations ! », etc. l'évangile franchit une nouvelle étape, un champ nouveau lui est ouvert : unifier toute l'humanité.
Avec Brecht et la pensée matérialiste, dialectique et historique, nous sommes aux antipodes. La souffrance n'a pas plus de sens transcendant que l'univers lui-même. La souffrance a des origines matérielles, celles des phénomènes naturels que nous pouvons étudier, connaître, et des causes humaines également connaissables. Dans la connaissance de ces causes nous pouvons engager la lutte pour changer notre rapport à la réalité, pour transformer celle-ci et, dans cette lutte, l'homme lui-même se transforme, se crée : « Le destin de l'homme, c'est l'homme » (Brecht, LA MÈRE). L'homme produit sa liberté dans la reconnaissance de ses déterminations et dans la lutte pour transformer son rapport à elles. C'est le sujet de LA MÈRE.
Pélagie Vlassova accède à la conscience de sa condition, de son être, et dans cette prise de conscience par l'action, par la lutte et par l'accès aux connaissances, elle se transforme, et se transformant, elle transforme également ses relations au monde, à ses proches, à son fils, à tous ses sentiments, à son être entier.
L'ANNONCE FAITE A MARIE est l'histoire d'un sacrifice, d'une offrande, d'un holocauste au sens ancien (autel, mot qui semble si joli aujourd'hui, signifie littéralement « le lieu où on égorge »), et l'histoire de LA MÈRE, au contraire, c'est l'histoire d'une éducation, d'une naissance à soi-même.
Le point commun entre ces deux manières si différentes d'aborder la relation de l'homme à ses semblables et à l'histoire, c'est que l'individu a un très grand prix mais n'est nullement une fin en soi.
Dans le cas de la vision claudélienne, il y a la conviction catholique que l'être humain est le dernier né de la création, la créature chérie entre toutes et pour laquelle la création entière a été faite. Son sens est de retourner à Dieu. C'est donc placer la valeur de l'être humain très haut. Mais, par ailleurs, il n'est nullement sa propre fin, et sa vie elle-même a moins d'importance que de sens. Le martyre en est la forme extrême, la récompense suprême que Dieu peut accorder à l'individu.
Dans le cas de Brecht, si l'homme est bien « l'avenir de l'homme », les individus ne sont pas leur propre fin. Évidemment, ces deux conceptions sont, d'emblée, frontalement opposées à l'idéologie dominante actuelle. Celle du narcissisme et de l'individualisme exacerbé, paradoxalement indistincte de l'idéologie de la consommation. Celle-ci s'oppose donc aussi bien à la religion qui fonde le sens de l'ici-bas sur un au-delà (il s'agit au contraire de «profiter» de la vie) qu'à une théorie révolutionnaire visant à transformer le monde (il s'agit d'améliorer son sort et non de tout changer). En ce sens, il nous a semblé que les visions de Claudel et de Brecht étaient intéressantes à présenter dans le désir d'une fidélité à leur concepteur où n'entre aucun propos délibéré de « relecture » critique.
Naturellement notre travail comporte toutes les différences qu'une sensibilité « individuelle » et d'aujourd'hui peut apporter et apporte nécessairement à la vision d'un auteur. Mais la volonté, c'est d'entrer dans la vision de ces auteurs et non de s'en servir.
Quant au volet central du triptyque, TRASH (A LONELY PRAYER), c'est la question de la souffrance humaine et de l'amour dans sa dimension d'intimité la plus profonde, la plus « interdite ». C'est une création du Groupov, écrite par Marie-France Collard à ma demande, et qui est centrée sur la dimension individuelle, sur les liens extrêmement complexes qui unissent la souffrance, la violence, la mort et le désir sexuel.
Si avec Claudel, c'est une vision religieuse du monde et avec Brecht, une vision matérialiste, on est là dans une sorte de matérialisme transcendant ou de religion laïque, comme on pourrait définir ou étiqueter grossièrement le champ de travail ouvert par Georges Bataille.
Je parle ici non pas de ses fictions, mais avant tout de son travail d'anthropologue et d'économiste, notamment dans LA PART MAUDITE.
TRASH était, au fond, exactement une « prière solitaire », et une prière certainement blasphématoire, mais aussi, d'une certaine manière, inclassable parce qu'à la fois parodique, au sens baroque du terme (pas au sens dérisoire de l'ironie critique), de toute une série de gens qui nous ont précédés ; qui dans leur combat créateur, ont donné une forme à l'expression du lien entre le désir et la mort – Sade, Guyotat mais aussi les grands mystiques et en particulier toutes les franges hétérodoxes de la mystique (de Louise du Néant à Madame Guillon, en passant par les derniers cas examinés par Jeannet qui sont considérés désormais comme relevant de la pathologie). 
Un peu comme le travail de Bataille, philosophe, anthropologue, historien, essayiste et romancier, c'était assez inclassable. Cela tentait d'une façon restreinte, modeste (c'est-à-dire en exprimant des singularités d'une manière « totale »), de jeter un regard sur ce en quoi le lien entre le désir et la mort est au travail dans les entreprises qui sont a priori classées comme plus rationnelles, la science par exemple, ou qui se veulent au-dessus de ce lien, comme la politique.
La gestion politique des États-Unis, qu'est-ce que cela donne de ce point de vue-là ?
Notre lien avec le Tiers-monde de ce point de vue-là ?
Les entreprises de libération qui se donnent une religion pour flambeau, c'est-à-dire qui mélangent à la fois un combat de libération économique et de justice avec le « salut éternel» sous une bannière islamique ou autre, de ce point de vue-là ?
Et évidemment, peut être plus mise en question que partout ailleurs, l'entreprise scientifique la plus nouvelle et la plus bouleversante : la bio-génétique. Parce qu'on travaille là sur ce qui a toujours constitué notre identité, la relation sexuelle, la première relation de reproduction, de contact ou de définition d'une identité, homme ou femme. Science en pleine évolution, en pleine modification vers un bouleversement dont on n'imagine pas même l'ampleur et dont les bébés éprouvettes et la procréation assistée ne sont qu'une part absolument minime et quasiment insignifiante. Ce qui est en question, en fait, c'est tout simplement la question de l'identité humaine parce que c'est la question du rapport à l'Autre.
Voilà un peu de quoi TRASH procédait, dans une parole féminine véhémente de désir, d'abjection, de révolte et de deuil. C'était en 1992 et 1993. 
Aujourd'hui, nous en sommes au troisième volet, LA MÈRE, et ce travail dérange profondément le regard que je puis jeter sur les deux créations précédentes.

(1) Alternatives Théâtrales 67-68, « Rwanda 94, le théâtre face au génocide », 2001, p.99-101.