Texte & Publication

De la maladie, une arme - 2001


Catégorie : Le Groupov
Auteur : Jacques DELCUVELLERIE
Tiré de : Alternatives Théâtrales n°67-68
Date : 2001

 

De la maladie, une arme(1)

Jacques Delcuvellerie

 

Nous sommes des praticiens. Aux yeux de certains, en particulier de certains philosophes, la production par les artistes de théories à partir de leurs propres pratiques n'échappe jamais complètement à l'empirisme. Pire, l'effort d'interroger, voire de fonder, en théorie notre travail, leur paraît souvent l'incursion maladroite d'amateurs engagés, plus ou moins consciemment, dans un processus d'autojustification. 

 

Quoiqu'il en soit de la pertinence du soupçon, je voudrais insister sur le fait que le texte suivant relate un cheminement, celui d'une question obsessionnelle depuis vingt ans maintenant au Groupov, et qu'il ne prétend à un éventuel intérêt qu'à être pris pour ce qu'il est : un récit, un témoignage, dont – au mieux – on pourrait espérer qu'il fonctionne comme une métaphore. Celle du vécu, du désenchantement, des doutes, des joies et des essais, d'autres artistes comme nous assignés aux arts dits " du spectacle " dans le champ hautement indéfini dit " de la post-modernité ". Par conséquent, les hypothèses théoriques, les spéculations historiques nécessaires à cette narration, participent elles-mêmes de cet ordre métaphorique et n'ont pas d'autre ambition. Le fait que nous y adhérions pour travailler et qu'aujourd'hui encore nous ne pouvons nous passer de " croire " pour " produire " est sans doute lui-même très significatif de certaine singularité des arts de la représentation(2).

 

Le Groupov s'est créé en janvier 1980.

 

Ce qui circulait alors entre nous pourrait se résumer en quelques postulats :

 

- du fait de notre désir et de notre formation, notre pratique s'inscrit dans les arts de la représentation

 

- toute représentation, qu'elle le veuille ou non, se donne pour une représentation du monde

 

- comment produire et organiser les signes d'une représentation du monde quand les conceptions et visions de celui-ci semblent toutes délabrées et impraticables ?

 

On se rappellera que c'était l'époque Punk (" No Future ") pour les plus jeunes, et celle d'une mélancolie assez prononcée chez les rescapés des années soixante n'ayant pas encore fait le choix de réintégrer rapidement le modèle néolibéral.

 

Cette question : " comment produire et organiser les signes, etc. ", se déclinait dans la confrontation à une dernière prescription qui en aggravait fortement la difficulté : 

 

- si ce n'est en vue de l'inouï, l'entreprise artistique ne présente pas d'intérêt. Nous citions avec ferveur le héros de Joyce : " Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n'a pas encore paru au monde ".

 

(La mégalomanie juvénile de cette ambition, il faut le confesser, ne s'est pas démentie depuis lors. La lucidité sur les résultats de cette illusion productive s'est, elle, bien sûr, affinée.)

 

Dans le contexte de ces années, ce dispositif " théorique " de départ avait de quoi rendre fou et, effectivement, quelques uns parmi nous ont connu de graves " accidents ". C'était une machine à double-bind extrêmement efficace. Nous décrétions à la fois la nécessité d'une vision, et irrecevables toutes celles disponibles ou, au moins, connues. Nous exigions la production d'inouï, et en même temps nous étions persuadés d’être dans un ressac de l'histoire interdisant toute percée créatrice inaugurale, etc. 

 

Je livre à titre d'exemple ce que nous construisions comme scénario historique sur cette problématique de l'inaugural.  Ayant fait nôtre le cri de Treplev : " Des formes nouvelles, voilà ce qu'il nous faut. Et s'il n'y en a pas, alors mieux vaut rien du tout "(3), nous examinions les oeuvres qui nous paraissaient incarner ces percées créatrices, dans tous les domaines : littérature, musique, théâtre, etc. Dans tous les cas, nous relevions que les formes inaugurales ne se réduisaient pas à la rupture, elles procédaient même souvent d'auteurs ou de mouvements qui ne s'étaient nullement constitués en révolte contre une tradition mais développaient un langage nouveau, riche de développements potentiels pour quantité d'autres artistes. Ainsi du jazz, par exemple. La rupture pouvait être affirmée (dadaïstes, cubistes, etc.) ou simplement manifeste (King Oliver – Louis Armstrong), mais par contre, toujours, elle avait surgi d'une longue incubation  où avaient également fermenté des éléments des traditions précédentes. Il n'y avait jamais d'inauguration amnésique. Enfin, ces moments exceptionnels semblaient devancer-accompagner-traduire des bouleversements sociaux d'envergure. Non qu'ils fussent nécessairement " révolutionnaires " dans ce sens, les artistes pouvaient  aussi bien s'opposer au cours du temps (Shakespeare) que s'imposer en tête (Maïakovski), mais la gestation des  " formes nouvelles "  paraissait indissociable de celle des formations sociales.

 

Considérations banales, certes. Mais du point de vue du récit, du vécu de notre collectif, chacun de ces points faisait mal.

 

Qu'il n'y ait jamais d'inauguration amnésique, par exemple, donnait fort à craindre dans un monde où nous jugions l'école et les médias comme des machines à produire de l'oubli. Des cathédrales qui voisinent les monstres de verre et d'acier et sont devenues illisibles, aux œuvres picturales les plus récentes, tout s'amoncelait en un chaos de signes errants. Quant aux bouleversements sociaux, les espérer revenait à se dénoncer comme incorrigible et dangereux attardé, fidèle d'une eschatologie matérialiste obtuse et criminelle...  Nous nous sentions encore moins bien lotis que le misérable Treplev, lequel périt sous le poids d'une ambition dont il n'a pas les forces personnelles et d'une époque où la revendication que porte son humble talent s'annonce trop tôt. En gros, l'histoire du temps où nous étions nés, toujours de l'étroit point de vue artistique, se scénarisait ainsi :

 

" D'environ 1870 à environ 1930, la société occidentale voit émerger toutes les aventures fondatrices de la culture actuelle. De Marx à Freud, de Eiseinstein à Proust, de Stanislavski à Meyerhold et Brecht, de Picasso à Duchamp, de Schwitters à Maïakovski, de Mahler-Schoenberg-Webern à Jelly Roll Morton et Duke Ellington, etc, etc. Cette époque, en dépit de tares sociales odieuses, connaît encore une relative articulation entre l'éducation populaire (primaire et secondaire) et l'état réel des connaissances. 

 

Ensuite, nous ne trouverions plus d’œuvres inaugurales, mais des déclinaisons plus ou moins habiles, sensibles, ou originales, du travail des artistes et penseurs prométhéens de ce tournant du siècle. En même temps, les sciences et les pratiques culturelles s'autonomisaient en galaxies divergentes n'entretenant entre elles que la navette des technologies, elles se trouvaient également coupées chaque jour davantage de l'instance politique. L'enseignement se ravalait à un erratum incomplet des médias, etc. "

 

Dans le champ de notre propre pratique, celle des arts de la représentation mais que nous entendions plutôt à l'anglo-saxonne : les Performing Arts (ce qui nous situait aussi bien cousins du théâtre que des " actions " du Groupe Fluxus), nous ne trouvions pas de démenti à ces présupposés ; ni dans aucune des disciplines liées à la scène : écriture, arts plastiques, techniques corporelles, etc. Qu'y avait-il de réellement nouveau dans les langues d'écrivains qui doivent tout à Rimbaud, Joyce, Lautréamont, Roussel, etc. ? 

 

Si l'on avait poussé plus loin dans certains domaines du jeu dramatique (Grotowski, Strasberg) tout y était redevable de la géographie inaugurée par Stanislavski et Meyerhold. L'immense renversement brechtien était déjà attaqué et voué aux gémonies par des minables, alors que non seulement les effets de son travail commençaient à peine à se faire sentir, mais que le corpus même de son œuvre restait encore largement inconnu.

 

De surcroît nous avions le sentiment oppressant que, plus près de nous, tout avait déjà été tenté : théâtre de l'absurde, théâtre " engagé ", théâtre-danse, laboratoires, studios, etc. Bien que la France et ses satellites culturels fussent restés remarquablement imperméables à toutes les recherches et que, pour l'essentiel, la représentation y fut toujours l'art du " bien dire " dans un joli décor, le monde entier lui s'était tout offert, du happening de masse à l'acte sacré, de la " performance " masochiste au théâtre d'automates. Encore, beaucoup de ces entreprises ne s'avéraient-elles que des " déclinaisons plus ou moins habiles, sensibles ou originales " des expériences du début du siècle.

 

Mais, nous dira-t-on peut-être : est-ce si important d'être " inaugural ", pour qui vous prenez-vous à la fin ? Et d'abord : une pareille chose existe-t-elle réellement ? 

 

La maladie de l'inauguralité  –  osons ce néologisme barbare pour un phénomène qui ne l'est pas moins –  peut certes conduire à de vaniteuses aberrations. Les galeries d'art en offrent quelques exemples des plus choisis où certains artistes fondent leur légitimité sur la chronologie des inventions. Genre : " Busoni a commencé à mettre sa merde en boîtes de conserve en telle année, mais j'avais déjà produit mes shit-videotapes dix ans avant. Et puis, ça n'a rien à voir ! ". Le ridicule de tout cela n'allégeait pas beaucoup la souffrance de jeunes gens, remplis d'une énergie démentielle (car l'énergie du Groupov n'avait rien de spéculatif, elle nous dévorait d'entreprendre et de risquer, fut-ce au péril de sa vie), qui croient constater que leur époque ressasse et digère, sans que rien ne les autorise à penser qu'ils puissent énoncer du " nouveau ". Le désir d'in-ouï était peut-être mégalomaniaque, mais la conscience restait lucide et entraînait à la modestie de découvrir que les conditions de cette énonciation n'existaient pas. Dans ces mêmes années, les amplis et les baffles se défonçaient du punk à la Sex-Pistols ; ce n'est pas parce que nous les aimions bien que nous étions devenus sourds au point de ne pas entendre que c'était exactement la musique d'autrefois jouée fort et en hurlant. Aucun d'entre nous n'a jamais cru que le seul génie des individus suffise à l'avènement des " formes nouvelles ". Avant la voix de Blind Lemon Jefferson ou le saxophone de Charlie Parker, il y a des siècles de déportation du " bois d'ébène ", de frottement au christianisme (et lequel), d'acquisition très particulière de la langue anglaise, de lente transformation de la gamme pentatonique africaine, d'interdiction faite aux esclaves de jouer certains instruments mais pas d'autres, etc. Nous étions naïfs mais pas entièrement bornés, le cœur voulait « étreindre la beauté qui n'a pas encore paru au monde », l'esprit nous soufflait qu'en ce temps où nous vivions elle ne pouvait advenir.

 

Quant à savoir si une pareille chose existait réellement, ce qu'indistinctement nous désignions par " œuvre inaugurale " ou " œuvre fondatrice ", nous n'en démordions pas. Et c'est bien clair : avant le jazz jamais pareil idiome musical n'avait ébranlé l'atmosphère terrestre, rien qui y ressemblât de près ou de loin, ni à Tombouctou ni à Vienne. Rien, en ce siècle, n'avait probablement été aussi " fondateur " puisque, impérialisme américain aidant, la musique des esclaves allait subvertir toute l'expression sonore de la planète. De même, il nous semblait indubitable que Rimbaud inaugurait un moment nouveau non seulement de la poésie mais de la langue même, lui qui avait fécondé des génies aussi divers que Paul Claudel, Henry Miller ou le jeune Brecht.

 

Risquons une définition « provisoire et empirique » : nous paraissait  inaugurale  une œuvre qui opère un bouleversement de l'outil d'expression d'une telle qualité qu'on ne peut plus entreprendre la sienne sans régler ses comptes avec celle-là, sous peine de ridicule ou d'inanité.

 

  Un point de vue si doctrinaire nous isolait  rigoureusement. Autour de nous, en effet, des collègues chaque jour plus nombreux commençaient d'entrevoir comme une libération enivrante ce que nous vivions dans un sentiment de déréliction aigu. Enfin ils allaient pouvoir " s'exprimer " sans avoir d'autres comptes à rendre qu'à leur " conscience ", laquelle curieusement, s'allégeait considérablement dans l'opération au point de se confondre avec l'idéologie triomphante du moment : " il n'existe pas de collectivités, il n'y a que des individus ", Margaret Thatcher. Le bénéfice s'avérait considérable, car non seulement le souci et l'intelligence de l'instance collective inévitablement au travail dans l’œuvre la plus intime pouvaient être évincés de la réflexion et de la pratique, mais également l'histoire. Y compris, d'abord, celle de son métier – sauf à en user comme d'un répertoire de " trouvailles ". Je me souviens, par exemple, d'un metteur en scène qui me confiait son intention de monter " La Cerisaie " ; comme je lui disais à quel point les réalisations récentes de cette pièce par Giorgio Strehler puis Peter Brook me semblaient faire monter les enjeux, il me répondit tout étonné : " Mais je m'en fous, mon vieux, moi je vais faire la mienne. ". On pourrait presque dire que " la sienne ", dans son esprit, le serait d'autant plus que de celles de Brook-Strehler, il s'en " foutrait ". Pour caricaturale que soit cette attitude, cependant assez commune, elle ne diffère qu'à peine de celle qui emprunte au patrimoine les méthodes, les acquis, voire les procédés et les signes, mais s'épargne les questions dont ils procédaient. Et, sous cet angle, les génies russes du début du siècle, Brecht, les plasticiens du Bauhaus, etc., pillés jusqu'à l'os, se retrouvent chaque jour sur nos scènes, mais déféqués après une demi-digestion, méconnaissables, sans conséquences.

 

Nous regardions autour de nous, espérant avec violence être démentis. Nous faisions des centaines de kilomètres pour voir quelque chose qui nous démolisse. Et, oui, nous vîmes des spectacles extraordinaires. Le Squat Theatre, par exemple. Mais notre énergique désespérance ne s'en amenuisait pas, ces démarches semblaient rarissimes, surtout elles restaient confinées aux vitrines des festivals, comme jadis celles de Nancy et aujourd'hui du Festival d'Automne, et l'impact sur la vie des scènes francophones s'y révélait quasiment nul. Celle-ci se partageait entre un courant néo-académique complètement immergé dans le répertoire, largement classique, et un courant plus manifestement " post-moderne " dans le sens ordinaire, c'est-à-dire usant librement des inventions anciennes dans des combinaisons et des amalgames dont le succès était souvent proportionnel à la démagogie, et dont la publicité et bientôt certains clips sophistiqués allaient donner des exemples autrement plus efficaces. Il est vrai que le langage de la marchandise ne croit pas devoir s'y déguiser de prétextes dramaturgiques.

 

Il nous restait quelques amis et quelques admirations sans mesure. Les amis, étrangement nous semblait-il alors, se situaient plutôt dans une famille très décriée qui pratiquait la " relecture " d’œuvres connues (Marivaux, Labiche, Strindberg, etc.) tout en proposant aussi quelques auteurs contemporains. Heiner Müller était emblématique des plus sérieux d'entre eux. Ce qui restait de Brecht dans cette approche, la volonté, souvent maladroite ou légèrement provocatrice, de convoquer Lacan, Foucault et Barthes, pour tordre le cou à certains chefs d’œuvre, tout cela ne dura pas longtemps et la plupart (mais pas tous) empruntèrent peu à peu le même chemin où l'on retrouve aujourd'hui aussi bien Planchon que Lassalle. Si certains d'entre eux nous aimaient bien, nous, nous aimions avant tout, passionnément et indistinctement ceux dont la radicalité aimable ou austère déchirait l'autosatisfaction dominante. Dario Fo, Barba, Grotowski, Julian Beck et Judith Malina, le Squat, le Wooster Group, Robert Filiou, une partie de Josef Beuys, etc. Et, au rang des auteurs, bien sûr, Müller. Pourquoi pas Wilson ? Wilson nous pétrifiait d'admiration " professionnelle ", mais ces immenses machines de luxe témoignaient aussi d'un tel narcissisme que, dans sa " modernité ", il ne nous offrait pas plus d'inspiration qu'une capsule Apollo à un affamé du Sahel. 

 

  Nous étant méticuleusement enfermés dans les contradictions de nos postulats, nous nous enfermâmes aussi, littéralement, dans un lieu clos. Une arrière-salle d'un ancien cinéma de banlieue. Une retraite qui devait tenir lieu pour le Groupov de Factory à la Warhol, l'immodeste comparaison indiquant seulement que rien ne s'y déroulerait selon les processus ordinaires de la production. Ni les rendez-vous, ni les horaires, ni les délais, ni les méthodes, ni les objets de travail, ni leur évolution. Deux refus s'en déduisaient donc immédiatement : celui de la perspective d'un spectacle et celui du texte et même de la parole. Quant au spectacle, cela ne signifiait pas : ne rien montrer. Au contraire. 

 

Il s'agissait bien pour chacun de s'exposer à d'autres dans cette prescription impossible de l'in-ouï. Chaque expérience se tentait dans cette ambition et se livrait hardiment au regard et au jugement. Seulement nous avions convenus que cela se passerait entre nous, d'abord, devant des invités choisis quand le besoin s'en manifesterait, et enfin plus largement si jamais nous accouchions de " quelque chose " qui requit cette présence. Pas de spectacle signifiait aussi que ce " quelque chose " ne relèverait pas strictement de la représentation, parce que précisément le " spectacle " nous paraissait en ce sens haïssable aujourd'hui et la chose du monde la plus commune et la moins urgente. Il n'était évidemment pas question de " théâtre ". Le refus du texte et même, dans un premier temps (plus de trois ans), de la parole(4), ne s'articulait pas nécessairement au précédent. Nous n'avions jamais cru que le théâtre ne put exister sans texte ou parole, mais quelque statut expérimental que nous donnions à l'usage des mots, il nous paraissait vivre dans une civilisation si " infectée " sous ce rapport que tout usage verbal allait nous reconduire sur des chemins connus.

 

  De tout ce qui constitue le théâtre nous n'avions gardé que la présentation en chair et en os devant d'autres pour y accomplir des actes qui, pour relever fatalement de l'ordre symbolique, se manifestaient dans la réalité physique. Depuis l'essai lumineux de Walter Benjamin sur l’œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité, dans un monde encombré d'artefacts et en route pour le virtuel, nous relevions que le théâtre s'avérait un art archaïque, minoritaire, en quelque sorte résiduaire, et selon le mot de Sartre nous entendions " faire de la maladie une arme ".

Cela commença, pendant des mois, par un exercice périlleux que nous appelâmes EAA, pour Ecriture Automatique d'Acteur. Dépourvus, croyions-nous naïvement, de " conception du monde ", nous suivions l'adage " the only way out is in " – à condition bien sûr de l'entendre sans aucune connotation métaphysique. C'était chacun, par des techniques particulières, qui était sommé d'entrer par effraction en lui-même et d'y découvrir à son propre étonnement ce qu'il ne savait pas qu'il savait. Au fond, nous tentions le pari que dans les nerfs et les synapses de chacun une part de " l'âme historique " pouvait s'extraire, à nulle autre pareille. 

 

Cela différait grandement de l'écriture automatique des surréalistes tant par les buts que par les moyens, ceux d'un " actant " : corps, voix, temporalité, mouvement, espace, accessoires, etc. Mais cela engendrait la même difficulté : on part à la recherche de l'in-ouï et on rencontre son propre passé. A lire les écritures automatiques d'André Breton on retrouve toute la préciosité de ses écrivains favoris, nous, nous pelions l'oignon couche après couche, rejetant impitoyablement tout ce qui " rappelait quelque chose ", sans fin… 

 

Nous finîmes par comprendre qu'à défaut d'in-ouï, la singularité extrême et bouleversante de certaines propositions d'acteurs consistait précisément à accoucher non pas de matériaux nouveaux mais d'un règlement de compte intime avec l'héritage. 

 

Cela prit plus d'un an et demi avant qu'il résulte de ces explorations un événement " public " (une trentaine d'invités), le temps que ces planètes individuelles se constituent et dégagent difficilement les premières lois d'une gravitation où elles ne s'anéantiraient pas réciproquement. L'ensemble se présentait comme une expérience, au sens fort, aussi bien pour ces invités que pour nous-mêmes ; elle durait six heures. 

 

" EXPERIENCE :

1. ACTE d'éprouver, d'avoir 

Eprouvé. (…) 

2. CONNAISSANCE des choses

Acquises par un long usage. (…)

3. TENTATIVE pour reconnaître

Comment une chose se passe. (…) "

(Littré, p. 2230. )

 

Transposé en Groupov : la connaissance des choses ne s'acquiert que par un long usage de tentatives pour reconnaître COMMENT CA SE PASSE dans l'acte d'éprouver SOI-MÊME.

 

Ou encore : l'acte d'éprouver soi-même mène, par un long usage de tentatives pour reconnaître comment ça se passe, à la connaissance des choses.

 

Ou encore… etc. "(5)

 

Et nous l'entendions bien ainsi pour le " spectateur " également, non qu'il fut appelé à intervenir activement mais à accepter le dérangement insidieux, courtois et impératif de sa fonction et de son attitude.

 

Par la suite, le Groupov devait encore radicaliser son entreprise. 

 

" L'immense majorité des pratiques théâtrales en exercice adhère au même crédo esthétique. Des théâtres nationaux fixés au répertoire en passant par Bob Wilson, Kantor, ou le Bhuto japonais, les mêmes critères sont à l'œuvre qui définissent la " qualité " : 

 

1. La cohérence de la dramaturgie

2. La maîtrise de la forme

3.     L'aboutissement d'une intention tendant vers la perfection de son accomplissement

4. La beauté de l'acte scénique résultant de ce travail

5. Une haute exigence de rigueur technique

 

Nous pensons que ces critères reflètent l'assurance d'un savoir, ou même d'un questionnement, qui nous semble totalement inadapté à l'expression artistique d'aujourd'hui, de même qu'à la situation spécifique du théâtre, résiduaire et archaïque, dans les formes de communication moderne.

 

Certes, il ne manque pas de pratiques théâtrales qui procèdent à la mise en abîme de celui-ci, mais cette interrogation du théâtre dans le théâtre s'opère toujours dans une ordonnance esthétique si assurée, si manifeste, qu'elle dénonce la question elle-même. La forme éclatante de la représentation oblitère la mise en cause. 

 

Mettre la problématique de la perte à la base même d'une pratique sous-entend que nous sommes en mesure d'explorer notre situation mais que nous n'avons pas les outils conceptuels pour la traiter. Par conséquent : on bricole avec " les restes ". Tenir compte de sa propre déréliction. Chercher des moyens de travailler avec et contre elle. "(6)

 

Dans cette voie, le Groupov ne se trouvait plus seulement sur " la limite " du champ de la représentation, il devait opérer des incursions " ailleurs ". De cette époque date la reprise d'expériences entreprises par Grotowski immédiatement après qu'il eût cessé de créer des spectacles et avant sa recherche sur le Théâtre des Sources, une période qu'il définit comme celle de " la culture active ". Ces explorations continuent encore aujourd'hui au Groupov et se sont développées, en particulier les " Clairières "(7).

 

  Nous serons brefs sur les quinze années qui suivent. Dans le sens du récit métaphorique de la " post-modernité " au Groupov elles furent tout aussi agitées mais se résument plus facilement.

 

En 1985, un désaccord opposa le fondateur du collectif à l'ensemble. Il désirait rompre définitivement avec le champ de la représentation, une actrice-auteur-metteur en scène engageait au contraire à renouer avec le spectacle, la fable, la scène à l'italienne, etc. Elle estimait qu'après les années de déconstruction à la limite de la santé mentale, nous devions, forts de ces expériences, réinvestir hardiment l'outil traditionnel dans un esprit positif baptisé " nouvelle naïveté ". Post-modernité, suite… Son spectacle s'intitula sans équivoque : " The Show Must Go On ", c'était une comédie musicale qui remporta un vif succès(8). 

 

Cette rupture ne devait cependant pas tourner au divorce. Les ateliers expérimentaux " Hic et Nunc " du " père " furent fréquentés par les acteurs et lui-même apporta sa contribution à la mise en scène du " Show ". 

 

Après un spectacle essentiel dans leur histoire, " Koniec (genre-théâtre) ", 1987, qui réunissait les trois membres originels du Groupov et confrontait tout le cheminement des années antérieures à la " Mouette " de Tchekhov, spectacle d'adieu, testamentaire, qui devait en principe consacrer leur séparation définitive, la réalité historique vint nous secouer les puces.

 

En 1989, année, disons pour faire court : de la mort de Samuel Beckett et de la chute du mur de Berlin, le Groupov défini comme Atelier de recherches permanent sur " Les restes " se sentit soudain beaucoup trop confortable dans sa désespérance. Un renversement à cent quatre-vingt degrés autour de la question obsessionnelle initiale fut opéré. Il semblait trop évident désormais que la proclamation urbi et orbi de " la fin des idéologies " et même, selon Fukiyama, de " la fin de l'histoire " (!), couvrait seulement par son tintamarre l'intronisation de la vieille et sordide idéologie de la marchandise flanquée de son cortège de courtisans : " nouveaux " philosophes and C°.

 

Nous avions décrété ne disposer d'aucune représentation du monde en état de produire, n'osant même murmurer : de créer. Nous allions, pour plusieurs années, visiter quelques dramaturges exemplaires dont le génie ne s'était ni étiolé ni contraint de s'alimenter à une pensée qu'ils tenaient pour " vraie ". Un trajet qui partait de " L'Annonce faite à Marie " de Paul Claudel pour aboutir à " La Mère " de Bertolt Brecht d'après Gorki, fut entrepris et réalisé sous le nom de code : " Projet Vérité ". En chemin, au centre de ce tryptique, le Groupov proposa une de ses productions les plus violentes : " Trash (A Lonely Prayer) " de Marie-France Collard. La question de la question de la vérité s'interrogeait elle-même dans ces trois spectacles selon trois visions du monde radicalement différentes.

 

Il apparut en cours de route que, pour nombre de dramaturges, de philosophes, et d'humbles bipèdes comme nous, la question de la vérité prend souvent sa source dans une interrogation sur le sens de la souffrance humaine. Progressivement, les événements du monde, les guerres comme les expérimentations en biogénétique, s'imposèrent à nouveau comme les premiers protagonistes d'une recherche du sens par les moyens de la représentation. 

 

« Que sont donc ces temps, où

Parler des arbres est presque un crime

Puisque c'est faire silence sur tant de forfaits ! »(9)

Oui, nous vivions aussi en de très sombres temps, et si nous n'allions pas cesser de travailler parmi les arbres dans nos « Clairières », nous allions résolument cesser de faire silence sur les forfaits, et tenter de dégager les processus, les outils, les formes de la tradition là où on les avait enterrés et produire l'effort nécessaire de les transformer à notre usage. Le spectacle " Rwanda 94 " représente notre première exploration dans cette direction. Il nous a pris quatre années de travail, l'accueil international qui lui a été fait nous encourage à persévérer.

 

Le risque d'être mal entendu est grand. Le Groupov ne détient pas plus aujourd'hui qu'en 1980 la réponse à sa question obsessionnelle, mais il a acquis la conviction que certaine manière d'y travailler est urgente et nécessaire.

 

« L'unique chose qu'une œuvre d'art puisse accomplir c'est d'éveiller la nostalgie d'un autre état du monde. Et cette nostalgie est révolutionnaire. »(10)

 

(1)Jacques Delcuvellerie, publié dans Alternatives Théâtrales 67-68, « Rwanda 94, le théâtre face au génocide », 2000 ; publié précédemment dans Réseaux 88-89-90 « Modernité et Post-Modernité », 2000.

(2)L’agnostiscisme prêt-à-porter aujourd’hui répandu : “ il n’y a pas de vérité ”, exemplaire des négations qui régénèrent automatiquement ce qu’elles prétendent nier, nous a toujours paru une croyance primaire et intéressée dont l’improductivité se lit dans les mises en scène qui s’en recommandent.

(3) “ La Mouette ”, Tchekhov.

(4)La parole fut cependant bien présente à ce moment dans certaines productions du Groupov, mais toujours enregistrée, une sorte d’élément scénographique sonore, jamais produite “ live ” par les actants.

(5)A celle qui écrit “ Lulu-Love-Life ” Jacques Delcuvellerie, in Alternatives théâtrales 44, « Théâtre et vérité », juillet 93.

(6)Sur la limite, J.D., Groupov 1984.

(7)Les Clairières sont des expériences de cinq jours et cinq nuits dans la forêt, en silence. Il s’agit d’une forme, leur structure est extrêmement précise mais laisse une part ouverte et personne ne traverse cette structure exactement de la même manière. Elles ont évolué en sorte qu’existent aujourd’hui au Groupov plusieurs types de Clairières. Elles ne s’adressent pas spécialement à des artistes.

(8)Collectif pluridisciplinaire, le Groupov connaît aussi des permutations de rôles. Acteurs/écrivains, metteurs en scène/acteurs, vidéastes/écrivains, etc.

(9)A ceux qui viendront après nous, B. Brecht.

(10)Heiner Müller citant Jean Genet.