Texte & Publication
De l'usage du témoignage en scène - 2011
Catégorie : | L' Art du Théatre |
Auteur : | Jacques Delcuvellerie, entretien avec Fabien Dariel |
Tiré de : | Etudes Théâtrales 51-52/2011 "Le geste de témoigner. Un dispositif pour le théâtre" |
Date : | 2011 |
JACQUES DELCUVELLERIE – Un phénomène bien connu de la plupart des participants de cette rencontre me semble en affecter le déroulement. Dans les colloques focalisés sur un terme – ici « le témoignage » – se développe presque inévitablement une tendance à sa polysémisation, si j'ose dire. On appose alors cette appellation sur des réalités parfois très éloignées de ce que l'on voulait au début questionner. On peut se féliciter de cette richesse dans la diversité des approches, on peut aussi y voir se dissoudre l'interpellation inaugurale, en l'occurrence : les causes et les effets de cette prolifération de témoignages sur les scènes actuelles (1).
Si des experts aussi entrainés à l'exercice des colloques peuvent ainsi, parfois, dériver, c'est aussi que le terme qui les réunit s'y prête, y invite presque. En effet, un témoin, un témoignage, cela semble se cerner assez précisément, mais le verbe témoigner s'ouvre beaucoup plus largement. On pourrait dire que sur scène, « tout » témoigne. La langue, les costumes, les situations « témoignent » d'une époque, d'un milieu, voire de toute une culture. Quand nous assistons à un spectacle pour nous lointain dans le temps et l'espace, cela est plus frappant encore. À regarder du Nô, nous ne suivons pas seulement (et même le plus souvent : pas d'abord) la fable qui l'anime, mais les mille et un signes sonores et visuels qui « témoignent » d'un passé et d'une société qui s'y inscrivent. Témoigner devient alors synonyme de « révéler », ou même « trahir »... Telle forme musicale « trahit » une influence chinoise (révèle, témoigne de).
À ce stade, autant abandonner le questionnement spécifique du témoignage sur scène. Puisque tout y témoignerait, autant revenir à une sémiologie générale du spectacle vivant. Et en ce moment, Fabien Dariel et moi-même, comme tous ceux qui prennent place face à cet auditoire, sommes-nous aussi dans le témoignage ? Nous témoignons d'expériences vécues ou observées dans le passé, et la forme magistrale ou dialoguée de ces communications témoigne de toute une histoire sociale de même que du temps présent, incidemment elle « révèle » aussi de nombreuses choses sur les personnalités ainsi exposées, consciemment ou non.
Mais, si tout témoigne, est-ce pour autant qu'en scène tout soit « témoignage » ? Je ne le crois pas, ni je pense la plupart d'entre nous, puisque, précisément, si nous nous interrogeons sur le témoignage, c'est qu'il semble opérer une rupture dans l'ordre de la représentation, qu'une réalité exogène à celle-ci s'y trouve insérée. Et c'est une, source de questions. Par exemple : cette insertion est-elle légitime ? A quelles conditions ? Ou encore : cette réalité exogène à l'ordre de la représentation scénique y demeure-t-elle étrangère une fois « interprétée » ? Ou bien devient-elle, fût-ce à son corps défendant, un simple élément de spectacle ? L'authenticité, la validation de réalité qu'on attend du témoignage ¬ de L'Instruction de Peter Weiss à Rwanda 94 du Groupov – survivent-elles à cette insertion dans la « représentation » ?
FABIEN DARIEL – Plusieurs créations du Groupov se sont confrontées à ces problèmes, en particulier Rwanda 94, évoqué plusieurs fois dans les interventions précédentes, ainsi que la plus récente, Un Uomo di Meno (Fare Thee Weil Tovaritch Homo Sapiens) (2).
J. D. – En effet. Rwanda 94 est sous-titré : Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l'usage des vivants. Ceci impliquait à nos yeux, entre autres, certaines obligations envers les victimes. Au Rwanda, on leur avait dénié toute humanité (les génocidaires les appelaient cancrelats, serpents, etc.), et pour le reste du monde, elles n'avaient été que des chiffres (800 000 ? un million ?) et quelques images de corps boueux et anonymes. Notre travail devait donc leur restituer une individualité (un million de fois une personne), les morts devaient donc prendre la parole. La réalité du génocide, c'est d'avoir anéanti un million d'histoires personnelles en cours. Celles d'un nourrisson, d'une jeune mariée ou d'un vieillard. C'est pourquoi Rwanda 94 ne commence nullement par des images des massacres – cela vient seulement après plus de 4h30 de spectacle –, mais (après un court prélude musical) par le long témoignage d'une femme qui aurait dû mourir et dont tous les siens sont morts. Pendant cinquante-cinq minutes – et cela dure cinquante-cinq minutes exactement, chaque soir –, elle raconte trois semaines de sa vie en avril 1994. Le dispositif de ce récit est important. L'orchestre est dans la pénombre, sur le côté mais présent. (Tous les soirs, les musiciens devaient écouter ce récit presque insupportable. Ce n'étaient pas seulement les spectateurs qui entraient ainsi dans la réalité vécue du génocide, mais aussi toute l'équipe de la représentation.) La rescapée, Yolande, est à l'autre bout du plateau, toute seule, assise sur une chaise qui, très important, n'est pas au premier plan mais assez éloignée, ni strictement de face au public, mais un peu en biais. En sorte qu'elle puisse, ou le regarder directement, ou s'en isoler un peu. Et cela ménage aussi la sensibilité du spectateur. Les premières phrases sont dans sa langue, en kinyarwanda, qu'elle traduit ensuite, et tout le reste est en français. Mais dès le départ s'affirme une différence : une autre peau, une autre culture. La narration est très calme, presque confidentielle, jamais de voix forte. Comme le récit l'entraîne à revivre les événements, vient le moment où elle est suffoquée par les larmes. Elle tire alors un mouchoir, s'essuie, se mouche, puis dit « Excusez-moi ». Elle ne s'excusera plus ensuite, mais à cet instant, c'est essentiel. Elle signifie qu'elle n'attend nulle pitié et que les larmes adviennent, mais ne sont pas souhaitées. Dans ce travail qu'elle a désiré faire pour nous, devant nous, les larmes ne sont pas évitables, elle nous indique implicitement qu'elle et nous devrons accepter qu'elles adviennent mais que c'est le récit qui importe. Je pourrais continuer à détailler ce qui se passe là, mais on saisit très bien que tout indique la volonté, partagée par Yolande et la mise en scène, d'exposer concrètement le vécu de l'extrême violence et de l'horreur de pareils événements et, en même temps, de refuser absolument de se laisser dominer par les émotions qu'ils soulèvent. En sorte que la question qui travaille toute la pièce puisse être ensuite posée : pourquoi ? Pourquoi cela a-t-il eu lieu ? Cet effort n'a rien de simple car, de la dignité et de la résolution avec lesquelles ce récit est conduit, résulte une singulière émotion supplémentaire. Le public, différent selon les lieux et les moments, intervient comme la variable de cette équation (3).
F. D. – Sur ce terrain de la relation au public a été évoquée, ce matin, une autre notion, celle de la catharsis. Un terme dont nous n'avons peut-être pas tous la même définition. Voyez-vous en lui un lien avec le témoignage ?
J. D. – Il ne me paraît nullement illégitime de s'interroger ici sur la catharsis. Et à plus d'un titre. D'abord, si des témoins peuvent être entendus avec calme et précision dans le cadre d'une enquête ou d'un procès pour tenter d'établir des faits, il arrive également que ces témoignages bouleversent et provoquent dans l'assistance des réactions incontrôlées, entraînant parfois l'évacuation de la salle et le suspens des débats. Vouloir provoquer de semblables phénomènes chez les spectateurs de théâtre a tenté plus d'un explorateur de la mise en scène ; le recours à de la « réalité » importée sur le plateau y joue toujours un rôle majeur. Je reviendrai sur ce point pour exprimer toute ma méfiance à ce sujet. Il est clair qu'enrôler de « vrais » témoins ou protagonistes d'événements réels peut évidemment tenter ceux qui cherchent, d'abord, les sensations.
Mais ensuite s'impose une autre évidence. On peut bien aujourd'hui, volontairement ou non, scandaliser le spectateur, on n'observe en revanche à peu près jamais d'effet de catharsis. A moins de dévaluer très fortement tout ce que ce terme implique. Où s'observe-t-il encore, ce mouvement venu du tréfonds de l'être, simultanément d'horreur et de pitié, de terreur et de compassion – au sens le plus violent – qui nous remue à ce point qu'on en sorte purgé, exorcisé de ses propres démons et, pour un temps en tout cas, apaisé face à notre propre condition dérisoire et tragique ? Où et quand le théâtre dispose-t-il encore de ce pouvoir ? Il me paraît qu'il en va là des spectacles comme des recettes aphrodisiaques des siècles précédents. Tous les ingrédients qu'elles recommandaient (café, épices, extraits de céleri, piments...) font à ce point partie de nos menus quotidiens que, s'ils en eurent jamais, ils sont désormais privés de leurs anciens pouvoirs par mithridatisation du consommateur. L'escalade de la transgression des tabous dans tous les médias peut encore – rarement – soulever des protestations, pas la catharsis.
Autrement dit, pour le témoignage, nous assistons à ce paradoxe : son emploi envahissant par certains dans le but de provoquer un choc, et sa proscription par d'autres, au prétexte de ne pas tomber dans l'obscénité télévisuelle. Mais l'on reste alors, qu'on le veuille ou non, dans le théâtre propre, digne et inoffensif, avec critiques dans le même ton. En gros, notre « société du spectacle » semble presque incapable de produire de la catharsis, en même temps que de la réflexion. Car à quelle profondeur se situe une réflexion qui ne serait pas contrainte à se produire, à s'engendrer d'un ébranlement de force cathartique ?
Sous d'autres latitudes et en d'autres circonstances, là où, précisément, la « société du spectacle » pénètre à peine et où le théâtre n'a nulle tradition, nous avons pu observer des assemblées humaines en état cathartique, et capables – dans la foulée – de distance et de dialectique. Le film de Marie-France Collard Rwanda. A travers nous, l'humanité... (4) a été réalisé en avril 2004 lors de la dixième commémoration du génocide au Rwanda. A cette occasion le Groupov a joué dans ce pays le spectacle qu'il avait déjà porté à travers le monde. Le film expose les réactions du public rwandais à cette œuvre et – en même temps – les conditions de vie extrêmement dures et précaires des rescapés à ce moment. Pendant le témoignage de Yolande, et à d'autres endroits du spectacle, on assiste à des phénomènes de crise grave, certaines personnes doivent être évacuées hors de la salle et sont prises en charge par des équipes médicales. Mais, le plus souvent, ces spectateurs reviennent ensuite. Une femme se lève et va donner un mouchoir à une actrice qui, elle aussi, dans cette ambiance, ne peut retenir ses larmes. Plus tard, on voit le public rire ou discuter à voix basse de ce qui se joue sur scène. Des moments de silence absolu sont suivis de vagues de réactions, mais désormais très maîtrisées. Interrogés ensuite sur leurs lieux de vie et de deuil, des rescapés expliquent, de façon extrêmement personnalisée, comment et pourquoi le spectacle leur était utile et nécessaire. Parfois après y être venus dans un état d'esprit méfiant, voire hostile. « A l'usage des vivants »...
D'une certaine façon, les représentations de Rwanda 94 étaient elles-mêmes des témoignages. Le spectacle, conçu par des Occidentaux en collaboration avec des Rwandais, n'était pas au départ destiné au Rwanda. Nous pensions que ce devait être la tâche des Rwandais eux-mêmes. Nous, dans l'analyse des responsabilités, voulions « balayer devant notre propre porte ». Quand les Rwandais nous ont fait comprendre l'importance de jouer sur les lieux mêmes du génocide, nous avons dit, avant le spectacle : « Nous ne venons pas vous apprendre ce qui a eu lieu et pourquoi, vous le savez mieux que nous, nous venons témoigner de ce que nous avons joué à ce sujet en Occident ». D'où notre bataille pour emmener la production telle quelle, dans toute son énormité, et non dans une version réduite en nombre et en moyens.
Dans Rwanda 94 le témoignage se décline sous bien d'autres formes que le récit inaugural de Yolande : chœur parlé, cantate, vidéos, etc. Par ailleurs, il y a aussi une importante part fictionnelle. Ce qui compte, à mes yeux, c'est d'avoir éprouvé dans ce travail la valeur irremplaçable de cette forme : le témoin, les témoignages, à la condition de se tenir sur sa limite. Puisqu'il s'agit de la rencontre de deux ordres hétérogènes de réalité, celle du vécu historique et celle de la représentation scénique, elles ne développent d'échanges productifs qu'à s'inquiéter l'une l'autre et non pas à se confondre. La variation de cette limite, les solutions diverses qui en résultent, relèvent de choix complexes qui se formulent à la suite d'expériences répétées soumises à différents publics. Cela nous a pris quatre ans avant d'aboutir à la forme « définitive ». Tout dépend de l'objectif que l'on se découvre progressivement et impérativement. Pour nous, il est celui de cette « tentative de réparation symbolique ». Avoué ou non, c'est l'objectif (et donc aussi la projection que l'on se donne de ceux à qui on s'adresse) qui justifie ou discrimine les divers emplois possibles du témoignage.
F. D. – Ayant établi que vous trouvez légitime et même inévitable qu'il soit fait usage du témoignage à certaines conditions, peut-être pourriez-vous revenir sur la méfiance, la réticence que vous avez exprimée tout à l'heure?
J. D. – Oui. Je crois d'abord, comme pour toute intrusion du « réel » extérieur dans le réel de la représentation, qu'il ne faut y recourir que contraint et forcé. Avec une crainte respectueuse, dirais-je. Ce qu'en d'autres lieux j'ai appelé une « transgression pondérée » – les termes de cette pondération seraient trop longs à développer ici. Ensuite, j'éprouve surtout une très grande méfiance envers la surévaluation actuelle de la forme-témoignage. Résumant tout le processus d'élaboration de Rwanda 94 pour la revue Europe, j'avais déjà évoqué cette question :
« Quant à l'extraordinaire vogue des 'témoignages', comment l'isoler de cette déferlante où ils côtoient sur le même présentoir les déballages intimes de la faune people et notamment des stars du petit écran, ceci dans le moment de la guerre des programmes de 'télé-réalité' (cet oxymoron), et dans l'expansion généralisée d'une prédilection pour le cru et le saignant dans la société du spectacle ? Nous ne parlons évidemment pas ici du témoignage des victimes en tant que tel. Il est infiniment précieux à deux titres : celui de l'établissement des faits et donc de la recherche historique et, d'autre part, [il] constitue notre seul accès au vécu de ces violences extrêmes. Non, nous parlons de l'étonnante surévaluation de la forme-témoignage. De son hégémonie, de son inscription dans le code du 'politiquement correct' actuel, à savoir : livrez-nous des récits, ne nous faites pas la leçon (6). Alors, rappelons qu'un témoignage, quelle que soit sa qualité, ne témoigne jamais que de lui-même. Il exprime ce que le locuteur est capable d'énoncer de ce qu'il a vécu, ni plus ni moins. Il n'établit ni l'exactitude des faits, ni leur intelligibilité. Bien plus, dans sa 'vérité' même, hors de toute contextualisation – ce à quoi on rechigne puisqu'il conviendrait d'analyser et, dès lors, qu'on le veuille ou non, de prendre ou d'avouer une position – il peut s'avérer parfaitement trompeur. Le témoignage du SS blessé et amputé à Stalingrad, perdant tous ses camarades, mangeant du cadavre gelé, opérant une retraite cauchemardesque, puis vivant la honte de la défaite, du désaveu et du rejet, de la dissimulation envers ses propres enfants, etc., ce témoignage peut émouvoir et renvoie à une part de réalité. A s'en tenir au primat du témoignage sur toute autre forme ne doit-il pas être 'entendu' ? Porté à l'écran ? Et, un pas plus loin, inciter à une commémoration ? La multiplication et la surévaluation de la forme-témoignage indiquent un renoncement très inquiétant. Godard, citant Brecht, disait (je cite moi-même de mémoire) : 'Il ne s'agit pas de montrer des choses vraies, mais de montrer comment sont vraiment les choses'. Y tendre, au moins. Et se donner les outils adéquats. Une tout autre affaire... » (5)
Je voudrais relever, dans cet extrait, le lien entre le fétichisme du témoignage et cette prescription redoutable : « livrez-nous des récits, ne nous faites pas la leçon ». Et certes, désormais, c'est accabler une œuvre que de la présenter comme « didactique ». Notons qu'à cette aune, on peut démolir tous les vitraux des cathédrales, les cathédrales elles-mêmes, la grande majorité des œuvres antiques (européennes ou non), etc. On nous expliquera alors, contre toute vraisemblance, que « didactiques », justement, elles ne l'étaient pas, etc. Autre sujet, je ne polémiquerai pas. Disons simplement que nous sommes aujourd'hui fortement encouragés à croire qu'il n'y a de beauté, d'invention, d'émotion, qu'à rester au niveau de la chose observée – soi-disant « sans jugement » –, voire tout simplement à rapporter des « témoignages », et que démonter des processus, des causes, des responsabilités, ne peut engendrer qu'ennui, pesanteur et manichéisme. Il me semble que cet a priori idéologique assigne au témoignage une fonction qui, sur le plan de la jouissance – car c'est bien de cela qu'il s'agit –, l'apparente strictement aux confessions les plus diverses dont on nous inonde de toutes parts.
Je demanderai donc : un témoignage, pourquoi faire ? Comme le témoignage vient toujours après l'événement, cela revient à demander : pourquoi remuer le passé ? Là, toutes les mains se lèvent pour répondre « par devoir de mémoire », ou, déjà plus agissant, « pour tirer les leçons des crimes d'hier et ne pas les reproduire ». Cela sonne parfaitement, sauf que la plus grande partie de ce qu'on englobe dans « le devoir de mémoire » ne sert en rien ce pieux souhait. Prenons le génocide (je reviens à mon texte déjà cité) :
« Si le temps où cela tente de s'écrire, voire de se représenter, ne coïncide plus avec celui des événements, ne devrait-on pas en déduire que c'est des urgences et des exigences du temps présent que devrait procéder notre questionnement du génocide ? Quel autre sens donner au retour sur les faits, les processus, les causes, sinon 'à l'usage des vivants' ? Et cet usage renvoie à des contextes et des problèmes, ceux d'aujourd'hui, où la simple description des atrocités d'hier ne suffit nullement à la tâche. Il y a dans la croyance sans cesse réitérée du fait que le 'devoir de mémoire' préviendrait par sa seule vertu du retour de l'innommable, en particulier pour les jeunes générations, quelque chose d'incantatoire qui porte au soupçon. Quantité de gens contaminés à des degrés divers par le virus du racisme ne sortent guère ébranlés dans leurs certitudes par l'évocation de la Shoah, du génocide des Arméniens ou des Tutsis, parce qu'ils ne voient aucun lien entre leurs pensées, leurs comportements et leurs votes, et les chambres à gaz ou les massacres à la machette. Et ils ne le voient pas parce que ces représentations ne sont pas conçues à partir, notamment, de cet objectif : la mise en lumière de ce lien. Assez peu d'individus sont prêts aujourd'hui à fusiller les Algériens ou les Sénégalais arrivant en France par convois entiers, mais combien seraient tentés d'imposer des limites à leur liberté, à leur existence ? Réglementer et restreindre leur droit à la nationalité française d'abord, bien sûr. Et puis ? L'utilisation des transports en commun, par exemple ? Les heures où faire leurs emplettes ? Leur possession d'animaux domestiques ? Leur accès à certains lieux publics, comme c'est déjà le cas dans de nombreux lieux privés ? Toutes ces mesures 'anodines' qui, en Allemagne, ont conduit pas à pas les Juifs jusqu'au train fatal et les Allemands à 'ne pas savoir' ce qui leur adviendrait. »
Mettre en lumière ce processus et ses présupposés, sachant l'abomination où cela s'achève, voilà qui pourrait inciter à réfléchir et prendre position aujourd'hui, bien davantage que tout ce ressassement sur la « folie hitlérienne », sur « l'aveuglement » d'une nation, ou sur « l'horreur » et « l'enfer » avec tous leurs détails.
Pour revenir, Fabien, à votre question, cela nous donne donc trois motifs de méfiance à propos du témoignage : envers l'usage intempestif du « réel » en scène ; envers le contexte des contextes – la société du spectacle et sa fétichisation marchande du « vécu » ; enfin envers son emploi « bien intentionné », mais sans lien effectif avec notre vie présente. Je note aussi, sans développer, que les deux spectacles du Groupov dont nous parlons se tiennent dans le voisinage de la mort. Ils ne s'autorisent à user du témoignage qu'à la frontière entre les morts et les vivants.
F. D. – De toute façon, le témoin, fût-il réel, est toujours suspect. Comme vous l'avez dit, aucun témoin n'est irrécusable. Il peut toujours être soupçonné de mensonge ou de déformation. De plus, le témoignage dépend d'un ensemble de critères (l'état émotionnel du témoin au moment des faits, son éducation, l'influence de sa conception idéologique du monde, sa maîtrise de la langue, sa psychologie...) qui a pour conséquence de fragiliser toujours davantage le témoin et de remettre en cause sa légitimité. Vous avez par ailleurs questionné la légitimité du théâtre à porter témoignage. Et, dans le cas des deux spectacles que nous abordons, Rwanda 94 et Un Uomo di Meno, cette problématique est particulièrement sensible puisque, dans le premier cas, rappelons-le, le sous-titre du spectacle précise qu'il s'agit d'« une tentative » et que, dans le second, vous êtes sur scène, tout en procédant à la représentation de vous-même : Jacques Delcuvellerie est un comédien qui joue à être Jacques Delcuvel1erie. Vous êtes donc deux sur scène : le témoin et un comédien qui témoigne du témoignage en quelque sorte ; il y a, sur scène, le témoin réel et sa représentation. Je propose donc, à présent, de voir un extrait d'Un Uomo di Meno afin de pouvoir parler plus concrètement de cette question de limite que Jacques Delcuvellerie a abordée dans ses articles entre le réel extérieur (le témoin) et le réel de la représentation (la fiction).
J. D. – Encore un instant, s'il vous plaît. Comme nous ne verrons qu'un très court extrait d'un spectacle très long, situons rapidement le projet. Un Uomo di Meno (Un homme en moins) renvoie à un homme, un individu (M. Jacques Delui, dans la pièce, qui va bientôt mourir), et à un genre d'homme, l'Homme (Homo Sapiens) qui va peut-être disparaitre. Il y a donc conjuguées la fin prochaine d'un individu en ce début de XXIe siècle et l'extinction ou mutation de la plus vaste collectivité : l'espèce à laquelle il appartient. Encore une précision. Ce que nous allons voir, le début du spectacle, se passe sur un très grand proscénium, devant un rideau-écran sur lequel on projette des images, et derrière lequel on aperçoit, quand il se lève, une longue rangée de petites portes blanches situées tout au fond. Ce sont les loges qui servent en même temps de chambres aux comédiens ainsi qu'à certains techniciens du spectacle. En effet, lors de la création de Un Uomo di Meno, durant plusieurs semaines, l'espace de vie quotidien de l'équipe était, jour et nuit, le théâtre. Sur scène, ces loges qui finissent par être le décor : un même lieu gui sert à deux fonctions différentes, vivre (travailler) et représenter. A nouveau, on retrouve quelque chose de trouble dans la confusion et la distinction de deux ordres de réalités.
(Projection du premier extrait)
J. D. – J'aimerais à présent que nous voyions un deuxième extrait qui se situe à la fin du premier tableau. Ce premier tableau parle – témoigne de choses très concrètes : l'état civil des parents de Jacques Delui qui, comme par hasard, sont mes parents. Leur mort : elle, assassinée, lui, pendu. Sa naissance à lui (la mienne donc), 1946, est ici liée à la Libération, à la fin du plus gigantesque massacre perpétré par l'Homo Sapiens. Il y a donc, dès le début, à chaque fois, mise en rapport entre la petite et la grande histoire. Puis va arriver un nouveau personnage qui est le spectre angélique de Pasolini.
(Projection du deuxième extrait)
F. D. – C'est le premier tableau du premier mouvement d'un spectacle qui en comprend cinq, tous très différents les uns des autres, comme c'était le cas pour Rwanda 94, avec une polyutilisation de tous les matériaux artistiques disponibles. La longueur de ces deux spectacles (sept heures) et l'utilisation de ces différents matériaux sont-elles, pour vous, la conséquence de votre méfiance à l'égard du témoignage, de la difficulté à faire témoignage sur scène ?
J. D. – Pour qu'un travail sur la limite ait du sens, entre réel extérieur et réel de la représentation, il faut aussi que se soit créé un accord avec le public. Nous ne sommes autorisés à inquiéter les limites, comme avec l'utilisation du témoignage, que jusqu'à un certain point par l'offrande et le sacrifice de soi-même : l'acteur fait, dans ce contexte, quelque chose que les autres ne feraient pas. Il le fait à leur place. Cette oblativité n'est pas recevable par tout le monde, tout le temps, n'importe comment : il faut créer un lien. C'est la raison de la durée, mais aussi de la variété du type de rapport qu'on instaure avec le public.
La question, c'est d'ajuster, entre la scène et le spectateur, un processus de confiance et de perturbation. Que dérangeons-nous, ensemble, de notre vision, qui nous rende, par là, plus humains ?
Jacques Delcuvellerie
Diplômé de l'Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS - Bruxelles), Jacques Delcuvellerie est metteur en scène, pédagogue et écrivain. L'essentiel de son activité est, depuis 1980, lié au Groupov dont il est le fondateur et le directeur artistique. Il enseigne au Conservatoire Royal de Liège depuis 1976. Les dernières créations dont il est l'auteur et le metteur en scène sont notamment Un Uomo Di Meno (Fare Thee Weil Tovaritch Homo Sapiens) (Théâtre National, Bruxelles, 2010) et Anathème (Festival d'Avignon, 2005). Il met également en scène Bloody Niggers ! d'après un texte de Dorcy Rugamba (Festival de Liège, 2007), La Mouette de Tchekhov (Théâtre National, Bruxelles, 2005), et Rwanda 94 (Festival d'Avignon, 1999 création définitive Théâtre de la Place, Liège / Théâtre National, Bruxelles, 2000).
Fabien Dariel
Comédien et diplômé de l'UCL (master en Arts du spectacle UCL) Fabien Dariel est aussi metteur en scène (Réussissez votre chute, création collective, Théâtre National de Marseille, 2001 ; Les Carnets du sous-sol de F. Dostoïevski ; Le Prince travesti de Marivaux ; L'Heure du Diable de F. Pessoa). Il travaille actuellement avec la metteuse en scène Céline Rallet (« Que faire ? ») et sur un texte inédit du polonais Wojciech Ziemilski. Il a publié plusieurs articles dans la revue Scène et est rédacteur du journal culturel citoyen Le Répondeur. Il anime le lieu de création alternative VRAC/l'Escaut (Bruxelles).
(1) Un auteur éminent décelait du « témoignage » dès qu'un personnage, interrompant l'action, entre dans une phase de remémoration. Qu'il y ait nécessairement du « je me souviens » dans un témoignage autorise-t-il à qualifier de « témoignage » toute évocation d'une réalité antérieure ?
(2) Un Uomo di Meno (Fare Thee Weil Tovaritch Homo Sapiens), créé en mars-avril 2010 au Théâtre National de Bruxelles. Spectacle fleuve de 7 h, salué unanimement par la critique, écrit et mis en scène par Jacques Delcuvellerie après une longue phase de recherches collectives.
(3) Rappelons qu'initialement ce témoignage d'ouverture de Rwanda 94 devait être interprété par une actrice et que c'est dans le cours du travail et devant la ferme volonté de la rescapée de l'assumer elle-même, que cette option fut finalement mise en chantier.
(4) Marie-France Collard, Rwanda. A travers nous, l'humanité…, film documentaire, production RTBF, RTBF SAT, 2004.
(5) Jacques Delcuvellerie, « Rwanda 94, une tentative », in Pierre Bayard (dir), Écrire l'extrême. La littérature et l'art face aux crimes de masse, revue Europe n. 926-927, Paris, juin-juillet 2006, p. 115-¬129.
(6) Rwanda 94 commence par 55 minutes de témoignage direct d'une rescapée. C'est dire que nous ne sous-estimons nullement la valeur du témoignage dans la réparation envers ceux qui se sont tus.