Les Clairières
Les trois types de Clairières
Les Clairières se sont diversifiées au fur et à mesure des expériences et des besoins.
Trois formes en ont été pratiquées :
– La Clairière, forme basique que nous appelons entre nous: Clairière de type 1. On devrait dire, en fait : le chemin de la Clairière. Elle s’adresse à des volontaires, extérieurs au Groupov.
– La Clairière Didactique, dont le but est la formation de «guides» qui encadrent les Clairières de type 1. La Clairière Didactique ne consiste pas seulement à donner une formation adéquate à cet objectif, elle constitue par elle-même une expérience à part entière de travail dans la nature, plus risquée et plus exigeante que la Clairière 1.
– La Clairière 2, ainsi désignée provisoirement. Peut-être pourrions-nous l’appeler « Vers la Mer ». Cette forme a connu trois phases expérimentales et est entrée dans sa phase finale en l’an 2000. Elle s’adresse à des guides ayant déjà encadré des Clairières de type 1, et qui ont fait preuve dans cette tâche des dispositions morales et physiques nécessaires.
Historique
Les Clairières trouvent leur origine lointaine dans les recherches du Théâtre-Laboratoire de Jerzy Grotowski en Pologne. Après la création de son ultime spectacle APOCALYPSIS CUM FIGURIS, Grotowski engagea certains acteurs du Laboratoire ainsi que de nouveaux membres, qui n’étaient pas des acteurs, à expérimenter sous sa direction des pratiques qu’il baptisa Culture Active. Le Groupov a désigné ainsi à son tour son champ d’action, même s’il en a une acception beaucoup plus largement politique que Grotowski.
Dans ce cadre, le Laboratoire de Wroclaw conduisit, entre autres, plusieurs projets dans la nature. Au début des années 80, un groupe multinational situé en Italie, L’Avventura, dont les fondateurs avaient travaillé chez Grotowski, reprit et poursuivit à sa manière cette démarche.
Le Groupov a étudié attentivement les traces de cette période de Grotowski, Jacques Delcuvellerie et Éric Duyckaerts participèrent en 1984 à une expérience dirigée par L’Avventura, intitulée Viae. Dès cette année, dans le projet Comment ça se passe, ainsi que dans l’opération Décalage qui l’avait précédé, le Groupov commença à travailler dans cette inspiration mais en milieu semi- urbain : terrains vagues, paysages industriels à l’abandon, etc.
Bien plus tard, au moment où le Groupov commençait à formuler les grands axes de son orientation actuelle, nous organisâmes un long Décalage d’été (août 1993) pour l’ensemble du collectif et des proches. Dans ce cadre, Jacques Delcuvellerie initia la première expérience Clairières, dans les forêts en Ardennes belges, avec pour base le lieu-dit « Petites Tailles », et pour guides 1 : Olivier Gourmet, Nathalie Mauger et Frédéric Neige. C’est à se moment que se définit la structure essentielle de cette pratique telle qu’elle se conduit encore actuellement.
Forme
– La Clairière de base (type 1) dure cinq jours et cinq nuits pour le travail proprement dit. Si l’on compte les arrivées, accueil, départs, elle occupe une petite semaine.
– Elle compte d’ordinaire une douzaine de participants (mais cela peut monter à vingt), encadrés par trois ou quatre guides et un «directeur artistique». Celui-ci ne «guide» pas le travail lui-même, sur le terrain, mais veille au bon déroulement de l’ensemble, prépare chaque journée et chaque nuit avec les guides, écoute leurs rapports et stimule ou corrige l’expérience en cours. Il assume également la responsabilité globale de la sécurité et de l’intendance. Jadis remplie par Jacques Delcuvellerie, cette fonction a ensuite été assumée par Olivier Gourmet ou Pietro Varrasso.
– Les participants sont des volontaires et, parfois pour quelques uns, des «invités». Aucune capacité spéciale n’est requise. La Clairière ne suppose pas des sportifs surentraînés, mais des adultes en forme physique normale. Rien n’est exigé au-dessus des forces moyennes, mais naturellement, beaucoup arrivent plus ou moins «rouillés» et peuvent ressentir assez douloureusement les premières journées. Aucune qualité ni formation artistique particulière ne sont non plus requises. La Clairière se proposera de plus en plus, nous l’espérons et nous y travaillons, à des personnes étrangères au monde de l’art.
– Le cadre du travail est toujours un vaste site forestier, le plus écarté possible des agglomérations et des axes routiers. Les Clairières de l’été 1998, par exemple, se sont déroulées en Belgique aux environs de Bagimont, au bord de la frontière française, une zone remarquablement propice.
– Les cinq jours et cinq nuits se déroulent dans un silence quasiment absolu, y compris pendant les repas et les moments de repos. Le silence commence à minuit le jour de l’arrivée des participants et se rompt le matin du jour du départ.
– La Clairière (ou «le Chemin de la Clairière») consiste à parcourir une structure du temps. De la première matinée à la dernière nuit se déroulent des expériences à la fois très fortes et très simples, on pourrait dire : élémentaires, l’ensemble constitue une sorte de voyage ou de chemin. Ce « voyage » s’effectue constamment dans la nature, avant tout la forêt, mais il mène aussi bien à l’enfance qu’à la mort, au sentiment intense du présent qu’au surgissement du passé, à des «flashes» émotionnels sur le terrain qu’à des spéculations «philo- sophiques» – dans les temps de repos notamment.
– Le rôle des guides est multiple. Mais on pourrait le ramener à ceci d’essentiel : ils font en sorte que chaque participant puisse vivre pleinement, par lui-même, le chemin de la clairière. Paradoxalement, pour offrir à chacun la possibilité de vivre, par lui-même, ce «chemin» (la structure), il est nécessaire que les participants soient «guidés», surtout au début. Prenons une compa- raison. Si on me lâche au milieu de la Manche sur un petit dériveur, seul à la barre, sans m’avoir initié un tant soit peu aux principes et manœuvres de la navigation à voile, il est plus que probable que je n’expérimenterai rien des possibilités émotionnelles ou intellectuelles qu’ouvre à l’homme le dialogue avec la mer. Je serai bien trop occupé à ne pas chavirer, à paniquer sur ma situation, à m’agiter autour des poulies et des écoutes, à vomir, à tenter de rester en équilibre, etc. Si les Clairières requièrent infiniment moins de formation technique que la voile, elles imposent cependant une attitude, des règles de comportement, des méthodes, pour être vécues intensément et sans «parasitage». Permettre cela, c’est la fonction du guide.
Par ailleurs, le guide étant déjà largement « passé par là », il incarne le fait que « c’est possible ». La manière dont il conduit les premières expériences doit être en soi une indication puissante sur la conduite à adopter. Le guide rassure et inquiète. Il doit inspirer confiance, d’abord, mais en même temps la manière dont il se comporte, se tait, regarde, la façon qu’il a simplement de vivre là, de même que ce qu’il propose dans les travaux, constitue une sorte de défi permanent.
Notons que si le guide est bien responsable sur la durée du séjour d’un groupe déterminé dont les membres peuvent s’adresser à lui en cas d’urgence, les participants ont l’occasion à plusieurs reprises de travailler avec d’autres guides. Cette diversification leur permet de voir et ressentir que s’il existe bien des points communs à tous les guides, il n’y a pas qu’une manière de vivre la Clairière et donc, en réalité, qu’ils sont invités eux aussi à trouver leur manière, leur réponse, leur style presque.
Le guide suspend légèrement le silence pour donner parfois ses consignes, c’est toujours très simple et très bref. Mais il n’ouvre jamais d’espace à la discussion, aux explications dilatoires, aux échanges d’impressions, pas plus qu’il ne porte d’appréciation sur les participants.
Quand il est nécessaire aux guides de se concerter ou de solliciter l’avis du directeur artistique, cela se déroule dans une pièce isolée, réservée à cet effet, afin de ne pas troubler le silence général. Ils adoptent le principe de recourir le moins possible à ces échanges.
Les guides ne bénéficient d’aucun privilège distinctif en dehors du travail. Ils mangent avec les participants et n’ont pas de table particulière.
S’ils disposent d’une chambre personnelle, c’est parce que la préparation et les suites de chaque expérience leur imposent un horaire beaucoup plus chargé que celui des autres. Par exemple : aller repérer tard dans la nuit si un site de travail est praticable ou inondé, ou encore : aller à la recherche d’un participant qui n’est pas rentré au gîte et se trouve manifestement perdu dans la nature, etc.
– Quoique basée fondamentalement sur la pratique, l’activité, l’expérience vécue, la Clairière n’exclut nullement l’activité intellectuelle. Si la parole est proscrite, la lecture et l’écriture sont encouragées. Chaque Clairière réserve toujours un espace-bibliothèque bien aménagé. Les livres y sont choisis avec soin et vont des livres d’art sur des créations contemporaines à partir de la nature, à des ouvrages d’anthropologie sur la mort, le deuil, les rites funéraires, en passant par des classiques de Georges Bataille ou Michel Leiris. Contrai- rement à ce que le silence évoque de monastique pour certains, il n’y a nulle connotation mystique au «chemin» de la Clairière, et la bibliothèque comprend sa part de livres politiques et de journaux dits engagés. On y trouve également des ouvrages sur le Laboratoire de Grotowski, Brecht, le Yi-King – ou «livre des transformations» – ainsi que certains romans qui peuvent entretenir des rapports avec l’expérience en cours : Philip K. Dick, Théodore Sturgeon, par exemple.
– La Clairière s’organise dans une dialectique délicate entre encadrement et initiative personnelle. Globalement, la structure prévoit davantage d’encadrement dans les premiers temps, et de plus en plus de travaux solitaires au fur et à mesure. Mais, dès le début, les choses sont plus complexes. Ainsi, la première journée, les participants suivent un guide dans un trajet à travers la nature, trajet qu’il a minutieusement repéré, parcouru, préparé, on pourrait dire « créé », avec des variations de rythmes dans la marche, des stations immobiles, des gestes minimaux à accomplir. Ce travail s’effectue « en file indienne », guide en tête, chaque participant devant veiller à maintenir une distance précise entre lui et son prédécesseur. On pourrait trouver ce dispositif très contraignant, presque militaire. Mais si l’on en accepte le principe simplement, il offre au contraire une grande liberté à l’individu. Celui-ci est privé du souci de se repérer, s’orienter, il peut ainsi – bien qu’en groupe – se laisser aller complè- tement à ses sensations, à l’usage sur-sensible de ses cinq sens. Au bout d’un temps il oublie ce dos anonyme qui le précède et, sans rompre la file, se trouve comme seul dans cette marche très particulière.
Plus tard dans la semaine, les guides s’effacent, ou se trouvent au même rang que les participants (Danse du masque) voire disparaissent complètement de certains travaux. Ces expériences solitaires des participants, nul ne peut vérifier (et nul ne tente de le faire), si elles sont bien accomplies, ou si elles sont évitées. La responsabilité individuelle est totale. Mais, à ce stade, le participant a en principe compris à quelle condition il peut tirer profit de la Clairière, ou bien il est déjà parti ou a été mis gentiment à la porte (cas rarissime).
– De même que les travaux semblent de moins en moins directifs et ouvrent une large part à la responsabilité personnelle, la fin de la Clairière n’est sanctionnée d’aucune appréciation. Ce n’est ni une classe, ni un stage. Ce que chacun a vécu, il l’emporte avec soi, c’est son secret. Il arrive évidemment que certains veuillent absolument se confier. Ils n’y sont pas encouragés, mais les guides peuvent écouter. La position de base est qu’il est toujours trop tôt à la fin d’une Clairière pour en parler de manière réellement intéressante. Plus tard, peut-être, si cela paraît encore utile, quelque chose peut alors éventuellement se dire, s’écrire, s’échanger.
1. À cette époque, Jacques Delcuvellerie concevait les Clairières comme une des parties d’un plus vaste projet Au pied du lit de l’agonisant les enfants jouent. Par la suite, les expériences réitérées dans des sites différents, avec de nouveaux participants, conduisirent à affiner la première structure et à initier les deux autres formes : Clairière didactique, et Vers la Mer.