Texte & Publication
Paris. Place de Clichy. Septembre 1990.
Catégorie : | Le Groupov |
Auteur : | Marie-France Collard |
Tiré de : | Cahiers Groupov Trash, Edition Groupov en co-édition avec La Rose des Vents |
Date : | 1993 |
Paris. Place de Clichy. Septembre 1990*
Marie-France Collard
Un vieil ami, du Groupov paraît-il, me raconte le projet TRASH de Jacques Delcuvellerie. Je sens immédiatement, d’une conviction irrépressible : je ne peux pas ne pas en faire partie.
Liège. Café des Arts. Octobre 1990.
Rencontre, enfin, avec cet homme qui envisage d’enfermer des femmes dans un lieu dit «la boîte». Elles viendraient là pour un «travail solitaire», ou plutôt duel de chacune avec elle-même, et avec lui, le metteur en scène, qui serait de l’autre côté du miroir. Elles y risqueraient une parole qui les hante, qui se devrait «inouïe».
Cependant, veut travailler avec des comédiennes.
Longue conversation où il est question de peurs et de violences, de cul et de transgression, de politique, de sang, d’excréments.
Il cite Sade, Baader, Guyotat. J’ajoute abjection, amour, mysticisme. Plane aussi l’ombre de Mary Shelley, celle de Frankenstein (1). Mais peut-être faut-il une forme préexistante, une écriture, non plus un texte fédérateur, synthèse de la recherche improvisée, plutôt un texte protagoniste.
Il faut un auteur à TRASH et, dans la perspective du projet, que ce soit une femme.
Faites un essai, me dit-il, une logodiarrhée par exemple.
Logodiarrhée : cf. Littré p. 3 568 : n. f. flux de paroles. Je me suis abandonné au flux de ma plume; j’ai la logodiarrhée et je barbouille inutilement du papier pour vous dire des choses que vous savez mieux que moi, Volt. Dans Laveaux.
Indication d’écriture : chaque logodiarrhée aura, sous une apparente discontinuité, la cohérence d’un long monologue intérieur. Elle puisera sa force dans un profond désordre lié à un désir presque délirant, lancinant, obsédant, renouvelant à chaque phrase, à travers ses propres mots, l’énergie l’amenant encore au-delà, la conduisant inexorablement vers le territoire du «pire».
Chacune aura une dominante, à choisir dans les différentes transgressions sexuelles ou les états limites liés à celles-ci et qui par ailleurs se retrouveront dans les autres textes.
Ainsi, les prémices de cette expérience, pour moi, de l’écriture de TRASH (A LONELY PRAYER) tiennent en premier lieu au désir du metteur en scène, Jacques Delcuvellerie, qui, d’enchaîner à L’ANNONCE FAITE À MARIE de Paul Claudel la volonté transgressive de TRASH (A LONELY PRAYER), mettait ainsi en œuvre son projet Vérité (2).
À la grande certitude de Paul Claudel, à sa vérité redoutable, il cherchait à opposer des figures de notre temps (cinq femmes, un homme, un «servant» de scène) dans la recherche d’une forme où se conjugueraient, à travers un même défi symbolique, la « parole du cul » mais une parole de femmes – et le discours terroriste identifié à une praxis de la foi.
Face au réveil de tant de haines, aux incertitudes engendrées jusqu’à la plus profonde intimité de chacun ; quand l’angoisse de la mort n’est plus renvoyée ni à Dieu ni à une société politiquement défendable ; quand il n’y a plus d’idéal où placer son «amour de la vie» – son instinct de conservation aussi bien que la possibilité de donner un sens à sa mort – et que le collectif nous reporte pernicieusement à cet instinct d’autodestruction qui se manifeste de manière ostentatoire (péril nucléaire, bébés éprouvettes et autres «manœuvres» biogénétiques, désastre écologique, «génocides économiques» dans les pays du Tiers-Monde), il me semblait, quant à moi, urgent et obligatoire d’affronter en soi ce « fond inconnaissable » : cette limite où s’exprime, dans une opposition non productive, le conflit entre l’instinct de vie et le désir de mourir.
Et, pour essayer d’en faire advenir quelques fragments, il me paraissait adéquat de se placer sur le territoire de l’abject, de l’épreuve laïque de l’abjection, de se confronter aux « frontières de l’être parlant » (3).
L’abject – le déchet, la souillure, le cadavre, la pourriture – indique en permanence ce que nous avons à écarter pour vivre, ce sur quoi se fonde l’interdit religieux, ce par quoi se forge la culture. Et sans doute parce que je suis une femme, en ai-je recherché l’expression culminante : l’abjection de soi, celle qui fait trouver au sujet l’impossible en lui-même; celle qui, pour la chrétienté mystique, était «la preuve ultime de l’humilité devant Dieu».
Pour explorer les états fragiles de ce «borderline», pour errer dans les méandres de «l’animal», pour ne pas se laisser dépasser par la «bête» ou «la créature» – comme s’appelaient elles-mêmes certaines mystiques – il était primordial que cela se fasse avec rigueur ; il nous fallait nous donner des règles. Elles furent amenées par la structure de la représentation pensée par le metteur en scène : les discours devaient être solitaires, sans dialogue, s’apparenter aux logorrhées, au récit, à la prière, aux lettres. Toute la construction du spectacle devait épouser scrupuleusement le moule enregistré d’une musique préexistante, jusque dans les silences séparant les plages.
Se profilait ainsi une forme permettant une double violence: la violence d’une langue pornographe rarement utilisée par des femmes – ces mots grossiers, vulgaires, ce par quoi, dans le langage, je me sépare de la mort – et la violence des transgressions approchées, pour la plupart celles où se manifeste la jouissance de l’abjection de soi : sado-masochisme, scatophilie, nécrophilie, zoophilie, meurtre sexuel.
Enfin, outre les ouvrages liés à la dramaturgie, le travail de l’écriture, et plus tard celui des comédiennes, se sont nourris de ceux ou de celles – artistes ou mystiques – qui avant nous, et sans doute bien mieux que nous, avaient approché ces barrières ultimes. Un cadre se définissait où l’imaginaire se ressourçait dans une relation dialectique permanente, permettant de réajuster le sens, introduisant de nouvelles possibilités, insufflant de nouveaux rythmes, de nouveaux fantasmes. Bien vite aussi, cet enracinement dans l’histoire devenait balise autant que nourriture. Face au doute, à la peur, au vertige parfois éprouvants, il devenait important de savoir que d’autres avant nous s’étaient risqués sur le terrain glissant des interdits ; qu’ils l’avaient déchiffré à leur époque, à leur manière ; que cela ne signifiait pas nécessairement la perte de soi ou l’exclusion; qu’il y avait là une autre famille.
Ainsi, entre d’incessants trajets Paris-Belgique, naissait le texte de TRASH : les logodiarrhées puis le récit africain intitulé d’abord MAKATÉLÉ 2023. Je proposais mes textes à Jacques et ses réactions, remarques sensibles et pertinentes, contribuaient à leur mûrissement. Lui, prenait en charge le texte de l’Homme.
Il y eut de nombreux brouillons, des rejets et d’heureuses trouvailles. Travail laborieux d’une écriture qui trouvait sa force dans cette complicité. Longue expérience – pour moi, mais aussi plus tard, pour les comédiennes – de la force structurelle du langage : je l’ai éprouvée dans mon corps même, j’en ai ressenti physiquement l’étau moral et bourgeois résonnant dans l’éclat de ses résistances.
La réflexion intellectuelle et dramaturgique s’affinait parallèlement, elle s’enrichissait, entre autres, des questionnements de la science: je découvris, perplexe, la perversion chez certaines espèces animales ; les mutilations sexuelles volontaires des Skoptzys, cet étrange mouvement mystique chrétien de la Russie du XVIIIe siècle ; le lancinant programme fantasmatique sous-jacent aux recherches en biogénétique.
Une réunion initiale rassembla tout le monde pour l’unique fois avant plusieurs semaines. On y brassa les informations diverses, la documentation (4). Le moment vint ensuite d’entamer le processus de travail avec les comédiennes, cette forme de « décalage » chère au Groupov et qui fut appelée. « Sainte-Marie des Bois ». Une première lecture du texte y eut lieu : c’est ainsi qu’il commença à m’échapper.
Sainte-Marie des Bois. Mai 1991.
En bordure des Fagnes, une grande maison cernée par la campagne. Une retraite d’une semaine, avec les actrices en devenir d’Historiennes. [...]
La nuit, dans la cave, le travail de l’après-midi nous est présenté. Moments intenses, douloureux, empreints de la beauté magique des premières fois. Avec tous ces mots rompant le silence. Long balbutiement si souvent retenu, privé déferlant sur le public et qui, tressé des restes de tant de phrases écumées, censurées, vient se fracasser à nos oreilles. Je les sens s’arracher à moi, ces mots que j’ai écrits, pour tout à coup appartenir pleinement à la femme qui nous les donne à entendre, à vivre, avec sa voix, son corps, son souffle, ses larmes, sa souffrance, son plaisir et sa révolte. Je devine également la peur, la honte, la fierté, l’angoisse de «dire», sans pudeur, sans retenue. En même temps: un grand cri d’amour, le revers de cet autre cri où la mélancolie est à l’œuvre et qui parle aussi de désir d’Absolu, d’être Unique, celui qui se retrouve dans les lettres finales, lettres écrites à un homme aimé et disparu, mort.
Lettres que je travaille le jour dans le deuil qui se refuse.
Mais la nuit – toutes les nuits – je revois, en rêve, les Historiennes, la colère des Historiennes vivant leur texte.
Il y eut d’autres moments, cette boîte, où recluses volontaires, elles travaillaient dans la solitude, encore ; le plateau, enfin : cinq femmes, cinq micros ; un homme assis à un bureau, plus bas que terre; un autre au dépla- cement furtif de servant de scène; un décor comme un écrin. Je ne rêvais plus des Historiennes ; je regardais, fascinée, se construire ce chant polyphonique, sans dialogue : TRASH (A LONELY PRAYER). Prenait forme une nouvelle et inquiétante mélopée, obsessionnelle, avec, en filigrane, tel un refrain : « Ah ! la coupe de la douleur est profonde. Et qui y met une fois la lèvre ne l’en retire plus à son gré»(5). L’expression y oscillait entre deux pôles: la souffrance, une souffrance profonde, insondable, venant du fond des âges, s’associant à son propre effroi, la peur de reconnaître l’écho de la mort en soi, et en même temps, un plaisir extrême, sorte de jubilation de «l’après», plaisir du «je» qui accouche dans la violence, dans le sanglot, le sang, la merde, le vomi.
Il en ressort une profonde confusion de signes, d’affects, parfois à la limite du pensable, de l’assimilable. D’aucuns n’y verront peut-être qu’une forme de régression, d’infantilisme sauvage. Pour moi, le spectateur face à cela devrait devenir lui aussi auteur, retrouver cette fonction cathartique du théâtre – théâtre «sacré» – et être celui qui «jouit de la liberté de l’autre»6, de celui ou de celle qui a choisi d’être sur le front et qui en assume le ridicule, le rire, l’opprobre ou, peut-être, l’amour ?
Mai 1992
*Cahiers Groupov TRASH, Édition Groupov en co-édition avec La Rose des Vents, novembre 1993, p. 43-47.
1. Voir à ce sujet FRANKENSTEIN OU LES DÉLIRES DE LA RAISON de Monette Vacquin, Éditions François Bourin et L’ŒUF TRANSPARENT de Jacques Testard, Éditions Flammarion.
2. La position éthique dont procède le projet «Vérité» est développée dans la LETTRE À CELLE QUI ÉCRIT LULU / LOVE / LIFE : CINQ CONDITIONS POUR TRAVAILLER DANS
LA VÉRITÉ. Cf. p. 158.
3. Voir POUVOIRS DE L’HORREUR de Julia Kristeva, Éditions du Seuil.
4. Exemple : La Fraction Armée Rouge, les écrits d’Ulrike Meinhof et les Bibles (Chouraki, la Pléiade, Port Royal), LE DIEU DES FEMMES et EXTASES FÉMININES de
Vuarnet, Angèle de Foligno, LES LARMES D’ÉROS, Georges Bataille, L’HISTOIRE DES FLAGELLANTS, LES ÉCRITS DE LAURE, ORGIE, L’ÉVANGILE SELON SAINT-MATHIEU, etc.
5. Paul Claudel L’ANNONCE FAITE À MARIE.6. Voir Le cinéma impopulaire in L’EXPÉRIENCE HÉRÉTIQUE de Pier Paolo Pasolini, Éditions Ramsay.