Texte & Publication

Dans certaines conditions... (catharsis/génocide) - 2014



Catégorie : Rwanda 94
Auteur : Jacques Delcuvellerie
Tiré de : Rwanda 1994-2014 - Histoires, mémoires et récits
Date : 2014

 

Le texte a été publié en 2017 aux Presses du Réel : Rwanda 1994-2014 - Histoires, mémoires et récits. actes du colloque Rwanda 1994-2014 : récits, constructions mémorielles et écriture de l’histoire qui s'est tenu à Paris en novembre 2014.

 

 

 

 

Dans certaines conditions… 

(catharsis/génocide)

 

 

Jacques Delcuvellerie

 

Puisque ce questionnement provocateur : catharsis/génocide est posé dans le champ théâtral, commençons par dire que la catharsis s’y avère à peu près inexistante ou introuvable. Nous parlons du théâtre contemporain, celui qui s’exerce actuellement ou nous précède de peu. Pour l’écrasante majorité du public, des artistes et des critiques, la catharsis ne renvoie à rien de vécu ou d’observable. L’emploi du mot, en général immédiatement suivi d’une référence à Aristote, est réservé à l’examen de la tragédie antique. Pour les spécialistes, catharsis évoque aussi le rejet par Brecht (maintes fois et longuement argumenté) d’une conception dite aristotélicienne de la fonction sociale du théâtre.

 

Ainsi, le concept de catharsis donne encore lieu à des débats mais la réalité du phénomène semble d’un autre temps. La qualification « d’effet cathartique » rapporté à des productions dramatiques d’aujourd’hui est devenue rarissime et, le plus souvent, abusive.

 

Pour Aristote, il s’agissait de rien de moins que la purification de l’âme ou la purgation des passions du spectateur, par l’épreuve de la terreur et de la pitié qui s’emparent de lui au spectacle d’une destinée tragique. Qui peut aujourd’hui témoigner d’avoir vécu une représentation dramatique en éprouvant la terreur et la pitié (il faut prendre ces mots au sens archaïque le plus fort) avec une telle intensité, qu’il en soit sorti purifié, et même « purgé » de ses propres angoisses et contradictions existentielles ?

 

Ce qui amène à se demander : qu’est ce qui a changé ? Le théâtre a-t-il perdu ce pouvoir ? Le spectateur s’est-il insensibilisé ? Un contexte plus général, celui de la société dite « du spectacle » a-t-il, en quelque sorte, « mithridatisé » publics et artistes contre tout bouleversement émotionnel excessif, profond, durable ?

 

Quoi qu’il en soit de la réalité ou de la disparition du phénomène, ayant toujours à l’esprit Aristote (ce qu’il a dit et, non négligeable, ce qu’on lui a attribué) une autre question s’impose : cet effet est-il désirable ? [1]


Produire à un niveau élevé de la « terreur » et de la « pitié » à partir de l’évocation scénique d’un événement tel que l’Itsembabwoko au Rwanda en 1994 ne semble pas impossible. Mais en quoi serait-il satisfaisant qu’une évocation scénique du génocide ait avant tout pour effet la « purification de l’âme » du spectateur ?

 

C’est là, bien sûr, ce qui dresse Brecht contre cette conception. Brecht voit dans cette « purgation des passions » obtenue par une tempête émotionnelle intérieure dans le cadre sécurisé de la représentation, un moyen de renvoyer dans la société un citoyen apaisé et non révolté, réconcilié et non divisé : conforté dans la vision tragique de l’existence, c’est-à-dire d’une destinée fatale (Fatum/Anankè), donnée pour telle depuis toujours et irréversible. Autrement dit, un spectateur-citoyen davantage et mieux disposé à accepter le monde tel qu’il est et non à le voir comme une réalité qu’il serait possible et impératif de transformer. De ce point de vue, il semble évident qu’une représentation liée au génocide dont le spectateur sortirait en disant : « J’ai pleuré, gémi, je suis totalement bouleversé mais hélas, les hommes sont ainsi faits depuis la nuit des temps, et cela, trois fois hélas, se produira encore. », il semble bien qu’un tel effet ne soit pas des plus désirables.

 

Pendant les quatre années de la gestation progressive de Rwanda 94, notre préoccupation principale fut bien de définir et mettre en œuvre une réponse spécifique à la même question que posent Aristote et Brecht : que veut-on au spectateur ? Ce qui, jusqu’à un certain point, revient à : pourquoi créer cette « chose » ? Au bout d’une année environ, nous fûmes enfin en mesure de tracer la ligne directrice du travail en ces termes : « une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants ». Chaque mot en avait été pesé, et toutes les écritures, solutions dramaturgiques, compositions musicales, inventions scéniques, allaient s’inscrire strictement dans cette perspective. Voici comment, quelques années plus tard, nous en résumions la portée :

 

[…] Une tentative, certes. À quoi oserait-on prétendre de plus ? Le sujet excède de toutes parts les capacités cognitives et expressives de l’individu et, à ce sujet, il n’est sans doute pas indifférent que RWANDA 94 s’apparente à ce qu’il est convenu d’appeler une « création collective ». Quant à la « réparation symbolique », les artistes, ne sauraient s’engager plus loin. Cette restriction n’en dégageant pas moins un impératif essentiel : réparer, comme les psychanalystes l’établiraient mieux que moi et comme le travail avec les rescapés nous en a maintes fois fait toucher l’extrême nécessité. « Envers les morts, à l’usage des vivants », voilà soudain convoqués deux ensembles, dont la totalité constitue notre espèce : l’humanité. Aussi impressionnant que cela paraisse, comment éviter cette rencontre quand il s’agit de ce que l’on définit précisément comme un crime contre l’humanité. Je n’avais jamais réfléchi jusque-là aux implications d’une pareille dénomination. Le crime contre les Juifs n’est pas un crime contre les Juifs seulement, le génocide des Arméniens n’est pas une affaire intérieure turque. Autrement dit, dans ces cas comme dans celui de l’extermination des Tutsis du Rwanda et du massacre des opposants politiques hutu, une telle blessure d’humanité s’est ouverte qu’elle gangrène la possibilité même de vivre durablement ensemble, et qu’elle exige justice et réparation de tous et de chacun dans cette collectivité de l’espèce. Un pays qui n’avoue pas le génocide ne doit pas être mis au ban pour des raisons purement morales, il compromet l’avenir tout entier ; et il en va de même de l’impunité et de la tolérance à son égard. Passer l’éponge sur ces crimes revient à ébranler les fondements de la vie commune sur cette planète, que n’y est-il pas alors permis ? RWANDA 94 s’inscrit dans cette conviction. Et, sans aucune grandiloquence mais fermement, tente de laisser les morts, dans leur dimension individuelle et collective, déranger les vivants, tous les vivants. Ceux dont le regard s’est à jamais éteint nous prient d’ouvrir les yeux.

« À l’usage... ». Nous avions jadis écrit : dans le souci, mais finalement notre préférence va à la formule pragmatique. Une tentative de réparation symbolique : pour qu’on s’en serve. En tout cas qu’elle soit conçue à cet effet.

Une pareille entreprise ne pouvait donc être seulement de deuil, de mémoire, elle allait aussi devoir rencontrer la question des causes et des processus. […][2]

  

Et la catharsis dans cette perspective ? Qu’en advient-il ? Elle ne faisait alors partie en rien de notre travail, je dirais presque : de notre paysage mental. Deux réalités allaient s’imposer à nous qui ramèneraient très concrètement, et même très brutalement, la catharsis dans notre champ de vision.

 

La première, c’est que des effets cathartiques peuvent se produire sans que vous ayez voulu en rien les provoquer, voire même en ayant pris de nombreuses et précises mesures pour les éviter.

 

La seconde, c’est que les effets cathartiques peuvent engendrer chez le spectateur dans certaines conditions, des états ou des dispositions qui diffèrent considérablement de la conception dite « aristotélicienne ». Ces états, ou dispositions, ne contredisant pas notre « tentative de réparation symbolique », celle-ci peut s’en trouver au contraire facilitée et enrichie.

 

Que des effets cathartiques se produisent sans avoir été désirés ni programmés, et qu’ils puissent participer de la « réparation symbolique », nous l’avions pressenti, mais encore très partiellement, dans les dernières étapes de notre work in progress et pendant la tournée internationale après la création. Mais rien ne nous avait vraiment préparés au surgissement violent du phénomène durant les représentations au Rwanda dans le cadre de la 10ème commémoration du génocide en 2004. Je vais donc essayer de décrire brièvement ce qui s’est passé, envisagé ici sous le seul angle de ce rapport génocide / représentation / catharsis / représentation. L’expérience vécue d’un processus[3].

 

Il convient d’abord d’insister sur deux points :

 

1/ Dès le début de son entreprise, le projet Rwanda 94 a écarté toute velléité de figuration théâtrale du génocide. Il nous semblait à la fois impossible, improductif et obscène de mimer les persécutions, massacres, viols, tortures, etc. Le spectacle ne comprend donc aucune scène où les acteurs tenteraient de jouer de semblables réalités. On pourrait donc penser qu’il n’offrait aucune occasion à des réactions cathartiques de se manifester, puisqu’il refusait au spectateur toute représentation des horreurs de la « destinée tragique » des victimes[4].

 

2/ La période de commémoration au Rwanda (avril-mai-juin), dans notre cas 10 ans à peine après les événements, se déroule dans une atmosphère très particulière. Bourreau, complice, rescapé, la sensibilité de chacun est exacerbée. En même temps, une sorte de chape pèse sur tous, résultant d’un consensus tacite, afin que les émotions soient contenues dans des limites maîtrisables évitant toute nouvelle déchirure du tissu social. C’est donc un moment, globalement, à la fois extrêmement intense et en même temps fortement contraint.

 

Le spectacle s’est joué dans ces conditions singulières. Il faut y ajouter encore le poids d’une autre différence avec l’ordinaire du théâtre. Le Groupov avait déployé un grand effort, avec l’aide de diverses associations rwandaises, pour que des rescapés d’origine rurale, vivant loin des villes et financièrement démunis, puissent assister aux représentations. Des transports étaient organisés et une traduction simultanée par oreillettes, en kinyarwanda, était assurée. Une part importante du public – dont aussi de nombreux citadins – vivaient donc le phénomène de la représentation dramatique pour la première fois.

 

Souvent, la soirée commençait de façon inhabituelle. Par exemple, avec toute la salle tenant des cierges allumés dans des cornets de papier. Interventions diverses. Puis le spectacle est introduit. Un orateur rappelle qu’en période de commémoration il n’est pas permis d’applaudir. Il invite également les mères à voiler les yeux des jeunes enfants au moment où il y aura des images. Etc.[5].

 

Quand le spectacle commence enfin, après un bref moment musical où tout se calme, dégageant un silence d’une densité redoutable, Yolande Mukagasana – la rescapée qui ouvre la représentation – assise au loin sur sa petite chaise de fer, prend la parole. Elle va raconter, pendant près d’une heure, six semaines de sa vie pendant le génocide. Elle parle très calmement, à voix presque basse, mais revit en même temps intérieurement ce qu’elle évoque : les barrières, sa fuite, ses cachettes, Kigali cimetière à ciel ouvert et, entre autres, la mort de son frère, son mari, ses trois enfants…

 

Si Rwanda 94 a rejeté toute représentation figurative du crime, il a voulu que le témoignage soit l’assise même du spectacle. Un être-qui-aurait-dû-mourir est présent dans toute son humanité, un individu spécifique. En ce sens, la présence extra-ordinaire de cette femme « ordinaire » répare déjà un peu, en elle-même, ce que le génocide a voulu anéantir : un million de personnes singulières.

 

Dès ce début, la relation du public à ce récit et à sa narratrice atteint un niveau d’intensité exceptionnel et se produisent ce qu’on pourrait désigner d’abord comme des « perturbations ». Si la majorité demeure extrêmement concentrée, même dans les larmes qui répondent à celles, silencieuses, de Yolande en scène, d’autres spectateurs gémissent, poussent des espèces de cris, entrent parfois dans des états incontrôlés. Yolande suspend alors son récit et des assistants vont trouver ces personnes, certaines sont évacuées. Une structure médicale légère les accueille à l’extérieur et leur prodigue des soins. Yolande reprend alors la parole, toujours aussi calme.

 

Il faut ici faire deux observations :

 

- Pas toutes, malheureusement, mais la plupart des personnes évacuées, après un certain temps reviennent et assistent au spectacle jusqu’au bout

 

       -  De telles réactions émotionnelles sont absolument contraires à la culture rwandaise. Elle diffère radicalement, sur ce plan, des cultures des sociétés de l’Afrique de l’Ouest, par exemple. Une maxime morale rwandaise dit : « Les larmes de l’homme coulent vers l’intérieur ». Autrement dit : ne manifeste jamais en public ni chagrin ni désespoir. Si cela vaut d’abord pour le genre masculin, cette prescription vise plus largement toute personne « respectable ». Ce qui arrive donc parfois pendant les commémorations, et que notre spectacle provoquait régulièrement, constitue donc une transgression culturelle importante. Plusieurs psychiatres en charge des traumatismes engendrés par le génocide estiment que cette transgression est bénéfique. Mais elle est encore hors normes pour la majorité [6].

 

Le fait que la plupart des spectateurs en crise revenaient ensuite, et le fait que leur malaise, leur sortie, leur retour, n’empêchaient nullement la représentation de se poursuivre, ni les autres spectateurs d’y rester pleinement attentifs et réceptifs, me semble raconter beaucoup sur l’intérêt et la limite de ces effets à caractère cathartiques. L’intérêt, par exemple, c’est que toute la représentation s’en trouvait galvanisée, vécue de part et d’autre en état d’hypersensibilité et, par là-même, d’autant plus contrainte à l’autodiscipline individuelle et collective, à la précision professionnelle. Car, bien sûr, tout cela affectait fortement les acteurs, les musiciens, les techniciens, et même les traducteurs (certains croyaient entendre des gens de leur famille parmi ceux qui manifestaient dans le public leur bouleversement)… Cette symbiose entre scène et salle, à la fois dans l’émotion mais aussi dans le sentiment de devoir ensemble veiller sur l’événement en cours, tout cela créait une relation complexe d’une qualité très rare. Je vais en donner une petite illustration par un exemple, parmi tant d’autres. À un moment, une actrice se trouve longuement au premier plan, assise face public, et derrière elle, le « Chœur des Morts » (acteurs rwandais) interprète la « Litanie des questions ». Ce déluge verbal, avec orchestre et chant, soulève toute une série de problèmes et pointe des responsabilités historiques. Il est d’un effet assez puissant à la fois sur la sensibilité et l’intellect. Placée entre ce chœur dans son dos, et le public, juste en face d’elle, l’actrice était parfois en larmes, mais absolument pas « en crise ». Lors d’une représentation à Butare, une femme se leva dans la salle, vint vers la scène et, tendant un mouchoir à la comédienne, elle le lui laissa, retournant ensuite à sa place.

 

Cette intervention est assez exemplaire d’un principe dramatique actif au Groupov dans ses créations les plus abouties, je le désigne ainsi : transgresser une limite/produire de la limite. Je veux dire par là que l’événement d’une représentation vivante, ici/maintenant, n’atteint sa pleine intensité qu’en certains moments qui semblent transgresser les limites convenues de la représentation (dans celles-ci tout doit être simulé, on ne tue pas vraiment, on ne s’aime pas vraiment, etc.) et provoquent un trouble émotionnel dû à l’indécision du statut de ce qui se déroule : vrai ou faux ? Mais, en même temps, cette « transgression », pour nous atteindre et non pas nous exclure ou nous mettre en situation de la rejeter, cette « transgression » doit produire sa propre limite et la rendre perceptible et partagée. Ainsi, dans le cas de la rescapée, la « transgression » première, un pas en deçà (ou au-delà) des limites de la représentation ordinaire, tient au fait affirmé qu’elle n’est pas une comédienne. Elle conte sa véritable histoire, elle pleure réellement, etc. En même temps, elle « représente » au plus haut degré (elle parle pour un million de morts) et respecte toutes les conventions de la bonne comédienne : elle se tient strictement au temps imparti (cinquante-cinq minutes), sans refouler ses émotions elle les domine, quand elle pleure elle attend que son micro soit coupé pour pouvoir se moucher et laisse trois secondes pour qu’on puisse le rouvrir, etc. Dans le cas de la spectatrice portant un mouchoir à l’actrice, il y a « transgression » de sa part de la convention du « 4ème mur » séparant scène et salle. En même temps, ce geste d’empathie très émouvant s’impose des limites : discrétion, presque furtivité. Elle n’est pas montée prendre l’actrice dans ses bras, elle n’a pas pris la parole, elle n’a en rien empêché le spectacle de se dérouler. Elle l’a cependant enrichi d’un signe manifestant que le public comprenait intuitivement et partageait la convention d’une représentation « à la limite » d’elle-même.

 

Que cela ne soit pas le fait que de quelques-uns, mais d’une grande partie d’entre eux, cela se vérifiait aussi par la souplesse, la mobilité de l’attitude des spectateurs tout au long du chemin proposé par Rwanda 94. Ce chemin suppose une telle aptitude chez eux et elle était absolument saisissante au Rwanda. La même assemblée bouleversée par le témoignage de la rescapée ou empoignée par « La Litanie des questions », pouvait suivre pendant une heure la conférence « Ubwoko » non seulement avec la plus grande attention, mais – ayant pleinement saisi le nouveau rapport proposé, notamment par les lumières partiellement revenues dans la salle – n’hésitait pas à rire, à commenter entre spectateurs certains passages, et même à applaudir à la fin de celle-ci. Parmi ces spectateurs, certains avaient dû sortir au début. Nous étions donc là, devant l’évidence que, dans certaines conditions (dont les options prises par la conception et la réalisation dramaturgiques du spectacle), les effets à caractère cathartique n’empêchent pas une réception globale qui sollicite la réflexion, la spéculation, bref : la raison. Il nous semblait au contraire qu’en ayant visé à une « réparation symbolique » qui soit « à l’usage des vivants », cet usage déduit de conclusions rationnelles sur les origines et les processus du génocide se fortifiait d’autant plus, affirmait encore plus sa nécessité, d’être passé à l’épreuve d’un bouleversement profond, empathique, et de surcroît dans le contexte à la fois multiplicateur et cependant sécurisant d’une réception collective.

 

Toutefois, cette assertion doit être formulée avec prudence. Qu’en est-il des spectateurs qui ne sont pas revenus, par exemple ? Il serait extrêmement dangereux de sous-estimer la profondeur, la complexité et la durabilité des effets d’une réaction à caractère cathartique, car elle n’a été possible qu’en réveillant un traumatisme cruel. Qui veut prendre le risque de jouer inconsidérément avec cela [7] ?

 

Je vais donner un dernier petit exemple qui montre à quel point le spectateur peut se projeter et revivre un trauma à partir de signes pourtant très éloignés de toute figuration réaliste. Une scène de Rwanda 94, totalement onirique, représente une vision reçue en songe par un des personnages, la journaliste Bee Bee Bee. Dans ce rêve, elle assiste à une étrange procession religieuse, telle que celles qu’organisaient les missionnaires au Rwanda. Un chant en kinyarwanda accompagne cette marche « Où étais-tu, Dieu du Rwanda ? » [8]. Une immense marionnette d’oiseau charognard, genre marabout, coiffé d’une mitre d’évêque, représente Monseigneur Perraudin, ou plutôt son fantôme. La Sainte Vierge ouvre le cortège. Elle est, bien sûr, vêtue de blanc immaculé et de bleu azur, au-dessus de sa tête flotte une auréole dorée. Elle soutient dans ses bras quelque chose qui sort de son ventre, un torse d’homme à la tête couronnée d’épines dorées. La Vierge est une très belle femme noire (Carole Karemera), la tête et le torse de l’homme sont noirs également. Ce torse et cette tête ont été réalisés par moulage sur un acteur du spectacle, Dorcy Rugamba. Quand la Vierge tourne sur elle-même, et remonte la scène, dos au public, on voit que ce torse d’homme est creux et l’intérieur en est aussi tout à fait doré. À un moment, quand la Vierge est à genoux, de profil au public ainsi que le torse attaché à son ventre, un acteur à la tête ceinte de feuillages qui figure manifestement un interhamwe, lève lentement une machette et, d’un coup, décapite ce « Christ ». La tête roule au sol, encore attachée au torse par un tissu de soie rouge. Il est quasi impossible de donner davantage de signes évidents de la stylisation et de la facticité des éléments employés.

 

Cependant, au Rwanda, quand cette tête roule, une partie du public hurle, une autre soupire brutalement et profondément, « comme » devant l’événement réel. Sont-ils pour autant devenus sourds et aveugles au sens de la scène ? En aucune manière. Tous connaissent la controverse ici représentée et rien n’empêche tous ces spectateurs de lire notre mise en question du rôle et de la responsabilité de l’Eglise en 1959 et en 1994. Leur réaction viscérale n’obscurcit pas du tout cette perception. Néanmoins quelque chose d’irrépressible advient… Quelqu’un pourrait même être tenté d’avancer que cela advient d’autant plus que tout se passe dans l’ordre du symbolique le plus affiché et dans une contextualisation explicite…

 

On dit qu’à l’époque de la tragédie grecque, la ville d’Athènes interdit à un moment donné l’emploi de certains procédés scéniques, notamment pour les apparitions de dieux ou de spectres. L’effet sur le public en était trop puissant et susceptible, on le suppose, de provoquer des troubles. Quand on pense à la stylisation totale du théâtre grec (chorégraphique et choral) et au fait que les représentations se déroulaient en plein jour, au grand soleil, cela dit assez que le citoyen antique devait, lui aussi, se présenter au théâtre avec de sérieux séismes intérieurs potentiels.

 

Et ceci m’amène, pour conclure, à l’usage que la psychanalyse a renouvelé du terme catharsis, induisant une fois de plus à spéculer sur tout ce qui en elle résonne de la tragédie antique, donc, plus largement, du théâtre.

 

C’est en 1893 qu’on trouve une première mention du terme sous la plume de Freud, dans les Etudes sur l’hystérie, cosignées pas Josef Breuer. Il sert à désigner une prise de conscience progressive par la remémoration d’un événement traumatique passé, d’abord intensivement revécu, puis « dépassé » dans le cadre de la cure. La catharsis opère donc ici comme première étape d’un processus, émotionnellement violente mais nécessaire à une objectivation ultérieure du trauma, sa mise à distance. Soit, selon Laplanche et Pontalis, un travail de « perlaboration » qui finit par supprimer le refoulement et son symptôme, en amenant l’analysant à produire une véritable connaissance des événements vécus, et cela passe, ou peut passer, par une reconstruction historique de ceux-ci[9].

 

Si l’on se risque hardiment à emprunter à la psychanalyse la figure de ce processus, pour en faire la métaphore de ce qui pourrait permettre aux traumas protéiformes entrainés par le génocide, d’être maitrisés, voire dépassés par une exploration/reconstruction, (cette fois non seulement individuelle mais également collective) où l’expérience vécue produirait non plus du refoulement mais de la co-naissance, si nous risquions cela nous serions étrangement proches d’« une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants ». À cette différence qu’ici la prise de conscience implique également des éléments d’ordre ethnologique, sociologique, historique, bref : politiques. Mais dans tous les cas, elle ferait l’expérience de cette « étape » (laquelle, au théâtre, ne se réduirait pas à un commencement) où des effets à caractère cathartique peuvent dans certaines conditions s’avérer productifs et participer à ce processus paradoxal : la reconstruction d’une identité nouvelle.

 

Que le théâtre, dans la faible mesure de ses moyens, puisse contribuer à cela, postule évidemment qu’il veuille s’y engager… Ce qui en matière artistique, ne saurait être une affaire de « devoir » seulement mais, avant tout, de désir. Et c’est là une toute autre histoire…



[1] Il faut noter que la part de la description et celle de la prescription de l’effet-catharsis ne se distinguent pas toujours très clairement quand on évoque Aristote sur ce sujet.

[2] J. Delcuvellerie Rwanda 94, une tentative, in Revue Europe n° 926-927, juin-juillet 2006 : Ecrire l’extrême.

[3] Le pressentiment que « quelque chose » d’ordre plus ou moins cathartique pouvait se produire dans le public, nous était venu de réactions parfois très fortes de spectateurs rwandais de la diaspora à certains moments de la pièce, mais aussi par le témoignage de spectateurs occidentaux. Lire, par exemple, la « Lettre au Groupov » de Claire Ruffin, suite aux représentations données à Rungis (France), in Sur la limite, vers la fin Repères sur le théâtre dans la société du spectacle à travers l’aventure du Groupov (roman), pp. 264-269, Ed. Alternatives Théâtrales.

[4] Ce n’est qu’après plus de 4h30 de spectacle que celui-ci donne à voir quelques images documentaires du génocide. Cette projection est courte (6 minutes 30) et de surcroît, elle survient dans une scène entre responsables de la télévision qui s’opposent sur la nécessité ou non de diffuser ces images et à quelles conditions. Elles sont donc tardives, brèves et contextualisées dans une réflexion sur les médias. Il est vrai cependant qu’elles entrouvrent une fenêtre sur la concrétude horrible du génocide, non pas figurée mais inscrite dans des traces.

[5] Il faut relever que, chaque fois, le public ne respectera pas ces consignes de convenance. Il applaudira en cours de spectacle, rira à plusieurs endroits, fera un triomphe à la fin. Seules les mères, à juste titre, détourneront les enfants pendant les quelques minutes documentaires.

[6] Dans la même vue que ces psychiatres, un phénomène à caractère cathartique, encadré et contrôlé, a été inventé par une association des étudiants rescapés. Il s’agit des évocations. Une foule réunie autour d’un grand feu de bois chante en chœur « Ibuka » (je me souviens). Puis, l’un après l’autre, des survivants et parents de victimes évoquent les morts, en commençant aussi par ce mot : ibuka. Pendant l’évocation de ces morts, de leur supplice, de la détresse actuelle du locuteur, de l’amour perdu (on leur adresse aussi des messages), etc., ces intervenants pleurent abondement, on les soutient et après chaque témoignage le chœur reprend son refrain, doucement. Ces « évocations » par la façon à la fois très libre et très formalisée dont elles désenclavent le refoulement, produisent des effets manifestement positifs – au moins à court terme – sur leurs participants. À la différence de la psychanalyse, cette pratique a été générée et s’exerce en collectivité. Elle nous semble recréer jusqu’à un certain point et temporairement une sorte de famille nouvelle.

[7] J’ai lu, il y a une dizaine d’années, un projet de spectacle sur le génocide au Rwanda, où l’auteur avait prévu en ouverture une scène « réaliste » de massacre où les victimes venaient mourir au milieu des spectateurs…

[8] Jean-Marie Muyango, auteur – compositeur.

[9] Que les analystes veuillent bien pardonner cette schématisation sans doute réductrice.