Texte & Publication

Constantin Gavrilovitch - 2012


Catégorie : Le Groupov
Auteur : Jacques Delcuvellerie
Tiré de : Sur la limite, vers la fin
Date : 2012

 

Le Groupov est une entreprise expérimentale au sens premier du terme :    

celui de la traversée d’un territoire inconnu

Par contre, il ne constitue pas un laboratoire lequel,   

par définition, simule et réduit  les terrains de l’expérience   

pour s’en assurer la maîtrise.

                                                               Éric Duyckaerts (1)

 

Les écrits ici présentés s’articulent à une pratique : celle de l’aventure du Groupov pendant une trentaine d’années.

Depuis janvier 1980, ce collectif pluridisciplinaire et multiculturel à la géométrie variable, a tenté de demeurer une entreprise expérimentale au sens premier du terme. Une partie significative de son activité est restée marginale et parfois invisible. Paradoxe d’un groupe dont le terrain de travail principal fut et demeure la représentation en acte, donc « publique ». Par ailleurs, certaines expériences ont connu une large exposition (à deux reprises au Festival d’Avignon, par exemple) et d’importantes tournées internationales. Cette étrange alternance de moments visibles et « invisibles » tient à plusieurs facteurs. Ainsi, d’appartenir en Belgique à une communauté culturelle et institutionnelle dont les moyens d’exportation de spectacles sont extrêmement modestes. Egalement le fait que cette exportation s’oriente traditionnellement vers la France et que les expériences du Groupov ne paraissaient pas, le plus souvent, correspondre aux critères esthétiques de la recevabilité ou de l’excellence dans ce pays. Cependant, là ne réside pas, à notre avis, l’explication essentielle. Celle-ci découle plutôt du postulat initial de notre travail : la traversée d’un territoire inconnu (en tout cas sa tentative). Adopter, je dirais, cette attitude, c’est nécessairement ne jamais revenir sur le même terrain. Ce qui entraîne des périodes de recherches parfois longues et des productions assez dissemblables. Entre certaines mises en scène d’œuvres du répertoire jouées sur les grandes scènes (Théâtre National à Bruxelles, par exemple, mais seulement quatre en 32 ans sous la signature Groupov) (2) et des expériences parathéâtrales dans la forêt, les « Clairières », ou les marches vers l’océan, expériences « invisibles », cette trajectoire très particulière n’a pas facilité la réception de notre travail(3). De surcroît, qui dit expérience dit nécessairement : essais, erreurs, échecs, tentatives… Ce que beaucoup peinent à accepter dans le cadre de la création subventionnée et qui a, parfois, déconcerté la critique.

 

Voilà sans doute pourquoi, à un moment donné, il m’est apparu que le « roman » du Groupov constituait peut-être son œuvre principale. Les expériences et les spectacles s’évanouissent dans l’air d’un soir, ces instants fugaces peuvent être éblouissants, aucune trace duplicable, même les mieux intentionnées, ne saurait en préserver la magie et l’intensité spécifiques. En même temps, l’histoire procédant toujours d’un récit – ce que je nomme ici le « roman » – ne saurait se constituer qu’à partir de traces. Et si ce «roman» présente quelque intérêt, par chapitres ou phases successives (pourquoi passent-ils d’ici à là, et comment ?), il ne saurait se conter sans ce mélange de traces des actions et des écrits de la réflexion qui les a provoquées, critiquées, accompagnées.

 


C’est sur ce deuxième plan que se situe ce livre. Le roman de la pratique s’y évoque, se cite, se devine, mais c’est avant tout la part réflexive qui s’y expose.

Sur ce long chemin, le désir inaugural et toujours vivace de la traversée d’un territoire inconnu nous a contraints en permanence à réfléchir la pratique. Pour déplacer ou dépasser les phases successives de cette traversée, il a bien fallu analyser les conditions historiques de sa production, la situation héritée et actuelle de chaque élément dans ce que, littéralement, nous mettions en jeu: corps, espace, temps, relations au public, technologies, etc. Sans cette réflexion en mouvement, sans cette conscience, le «territoire inconnu» devient vite la réitération futile ou vaine de ce qui s’est inventé dans une nécessité autrement plus profonde, ailleurs et avant.

C’est donc, à la fois et surtout, dans la connaissance de l’héritage artistique commun et dans l’analyse critique de ses propres expériences que se dégagent d’éventuelles voies d’accès – ou au moins d’approche – vers l’in-ouï, voire vers le deuil du rêve de celui-ci.
Il en résulte une caractéristique commune à l’ensemble de ces écrits: ils réfléchissent aussi leurs propres conditions d’énonciation, la situation concrète de la pratique où ils s’articulent.


Ce qui a entraîné deux conséquences, pour nous visibles a posteriori.


D’une part, un travail par phases nettement différenciées. En quelque sorte, l’analyse de ce que nous faisons finit par épuiser ce moment et on n’y reviendra pas. Cela peut être long et vaste, comme la période RWANDA 94 qui comprend sur près de quinze ans plusieurs spectacles, films, workshops, écrits. Mais, en dépit des sollicitations et – sans aucun doute – de l’intérêt évident, le Groupov n’a pas réitéré avec une période Palestine... Pétrole... Ou Immigration. De même, après les cinq années du triptyque « Vérité » conclues par la « copie » de LA MÈRE, nous n’avons plus monté publiquement Brecht. Chaque phase n’épuise pas le « sujet », elle épuise notre appropriation (en fait : notre langue). Voilà l’objet scénique et les recherches que nous pouvions produire sur ce terrain, nous ne saurions, hélas, faire plus ou mieux.
D’autre part, réfléchir les conditions de la réflexion et de l’expérimentation, nous a amenés à nous risquer là où nous n’étions pas nécessairement les mieux armés: études et visions de l’histoire, des religions, des philosophies... Mais, après tout, c’est à quoi se livre toujours – qu’il le veuille ou non – tout artiste qui organise une « représentation ». Nous étions de ceux (de Claudel à Brecht, de Pasolini à Müller), qui ne croient pas que la pratique artistique se réduise ou s’assèche de refonder sans cesse sa vision du monde et inévitablement de s’opposer à d’autres.
Par conséquent, de nombreux textes ayant pour centre des réalités liées concrètement à la «représentation» (le chœur, la question du témoignage, la création collective, les méthodes, la formation de l’acteur, etc.), les exposent et les interrogent en sorte qu’elles renvoient aussi à des questions beaucoup plus larges. De toutes celles-ci, plusieurs s’avèrent récurrentes, même si les réponses dans la pratique (créations et expériences) diffèrent beaucoup selon les chapitres du «roman». Car, au fond, si les territoires sont vécus comme inconnus, les motivations qui poussent à leur traversée ont quelque chose d’obsessionnel
.

Par exemple : dès 1980 la perception de la période historique actuelle comme celle d’un processus engagé par l’homo sapiens vers sa propre fin. Que ce soit par destruction violente et/ou par mutation de l’espèce.
La conviction que ce processus l’affecte également, depuis plus d’un siècle, dans ses facultés intérieures et individuelles : intelligence, conscience de sa situation, profondeur des sentiments, force des pulsions, etc. En un mot : que nous serions déjà des êtres diminués, non dans l’étendue du savoir collectif considérablement élargi, mais dans la capacité à en assumer les potentialités. Qu’une crise majeure dans l’histoire de notre espèce doive être gérée par des humains amoindris nous semblait devoir engendrer une dialectique de la barbarie. Nous entendions l’écho d’un semblable désenchantement tragique chez Müller ou Pasolini, entre autres. Quant à l’infime Groupov, c’est bien sûr en toute lucidité qu’il se percevait en quelque sorte comme impuissant à témoigner de l’impuissance, sans que rien ne vienne pourtant affaiblir le refus de s’y résigner.

Dans ce contexte global, l’Occident – dont l’économie et le « modèle social » s’imposent à l’ensemble de la planète – anéantissait progressivement les distinctions qualitatives entre toutes les branches de l’activité humaine en s’autoproduisant de manière permanente comme « société du spectacle » : guerre, sexe, sport, politique, information, thérapies, jeux, fléaux « naturels », débats « philosophiques », communications interpersonnelles, vie et mort, travail et crimes, tout s’y appréhendait et, pire, se vivait collectivement et individuellement comme spectacle. La spectacularisation permanente du réel et son corollaire : la déréalisation de tout vécu, modifiait profondément la situation des arts et techniques jadis en charge, spécifiquement, de produire du spectacle et, tout particulièrement, ceux voués à la représentation. Dans cette transformation à la fois massive et insidieuse, la position singulière du théâtre, irréductible dans son essence à toute reproduction mécanique, s’avérait tout ensemble, sociologiquement et artistiquement, comme minoritaire, résiduaire et  archaïque.

De ses débuts à aujourd’hui, le Groupov a soutenu et tenté de mettre en pratique la conviction que ces contextes et contextes de contextes, l’acte scénique vivant devait lutter pour s’y soustraire. Donc, refuser d’intégrer les prescriptions que la société du spectacle impose hégémoniquement dans les formes en termes de durée, de rythme, de syntaxe esthétique du langage et des corps, de névrose vidéographique, etc. Tant de spectacles de théâtre disent aujourd’hui, avant tout, qu’ils aimeraient être autre chose : cinéma, TV, concert rock ou site web. Evitons le mot « théâtre » et disons : la représentation vivante en acte conserve un sens et offre une jouissance unique si elle explore avant tout ce qui la différencie. Soit : d’être une représentation, de n’exister qu’à poser des actes dans la relation vivante acteurs/spectateurs en un temps et un espace partagés. C’est-à-dire, précisément, tout ce qui la rend excessivement archaïque et minoritaires (5).

Enfin, cette situation nouvelle et décentrée d’un art qui, pendant 2500 ans, fut dans certaines sociétés le seul moyen ou – au moins – le moyen central de représentation vivante que les hommes se donnaient d’eux-mêmes à eux-mêmes, nous semblait devoir modifier jusqu’aux critères mêmes qui validaient jadis son excellence (6).


Il nous paraissait que ce phénomène spécifique, unique, donc cette force singulière de la relation acteur/spectateur, hic et nunc, ici/maintenant et non duplicable, ne pouvait plus surgir, dans ce contexte général, qu’à ses propres confins, aux limites de sa propre réalité. Celles qui la constituent, en la séparant à la fois des représentations audiovisuelles et, à l’autre bout, de la « vie réelle » (laquelle s’étend du quotidien ordinaire aux jeux du cirque et jusqu’aux rituels du sacré). Or ces limites ont été mouvantes dans l’histoire et selon les sociétés. Et la représentation vivante en acte constitue bien une réalité trouble en elle-même, où ce qui est simulé ou non ne se distingue pas toujours si aisément. Nous pensons, d’une part, que c’est par ce trouble qu’advient la jouissance spécifique de cette forme et,  d’autre part, que c’est de ce trouble seul qu’aujourd’hui se justifie encore cette pratique résiduaire. Cependant, attention : se situer aux « limites » ou « inquiéter la limite », n’implique pas seulement l’émergence d’une transgression, mais, tout autant, de produire de la limite. C’est ce qu’en plusieurs endroits je dénomme, faute de mieux : une transgression pondérée, ou, plus juste je crois : une transgression naissante. Et, de tous les moyens que convoque une représentation, pour nous le terrain fondamental de cette limite inquiétée, c’est l’être humain vivant et expressif : l’acteur(7). Ce qui, entre cent recherches abouties ou avortées, explique aussi l’intérêt passionné que le Groupov a toujours entretenu avec la formation, l’apprentissage, dans le cadre de la pédagogie et de l’école comme dans celui des  créations (8).

 

On trouvera en d’autres endroits de ces textes des formulations comme : « la solution imparfaite d’une faiblesse ou d’un manque pourrait bien constituer la ligne directrice d’un « petit organon » d’une dramaturgie d’aujourd’hui », qui expriment sous une autre forme une idée voisine. Ou tout ce que tente de synthétiser comme idéal la métaphore récurrente : chevaucher le tigre. Ce qui, bien sûr, postule un tigre, et, ensuite : ne saurait s’apprendre. Mais à quoi une formation peut vous armer d’une chance de survivre dans la contrainte même d’inventer.


Ces idées et lignes directrices ne se sont pas imposées en même temps, ni avec la même évidence pour nous. Si nous avons parlé de récurrences voire d’obsessions, elles ne nous apparaissent telles qu’au terme bientôt final de ce « roman ». On excusera donc, j’espère, les naïvetés et les maladresses de leurs formulations successives. C’est peut-être, par ailleurs, ce qui pourrait faire l’intérêt de ce conte : sa gestation.


Il n’en ressort pas pour autant que cet ouvrage soit strictement ordonné  chronologiquement. Il tente de concilier cette ligne essentielle du temps et un relatif ordonnancement  thématique. Il comprend également quelques textes d’auteurs étrangers au Groupov et ayant posé un regard éclairant sur son travail. Seulement quelques uns, mais qui permettent également – comme certains de nos propres écrits – de deviner ou ressentir les pratiques auxquelles renvoient toutes ces réflexions. C’est également la fonction du court portfolio de photos, comme un signe de loin, une invitation à imaginer... Nous l’espérons.


La vie se chargera bientôt de conclure elle-même ce roman. Ce que nous en attendons d’ici là, c’est de trouver en nous et entre nous la force d’incarner plus intensément le rêve ou le cauchemar de théâtre qui hante ces pages. En effet, il ne résulte pas nécessairement de la radicalité des exigences que le locuteur énonce, qu’il en offre lui-même le meilleur exemple. C’est toute l’histoire de Kostia Treplev sur laquelle nous avons si souvent travaillé, en secret et publiquement(9). Mais, inversement, Constantin Gavrilovitch Groupov ne prétend pas renoncer à ces exigences au seul motif qu’il n’en produit qu’une image altérée ou imparfaite.

 

 

 

(1) Eric Duyckaerts, philosophe et plasticien, membre du Groupov de 1980 à 1987.
(2) A titre individuel Jacques Delcuvellerie a monté d’autres œuvres dramatiques, au théâtre, à l’opéra, mais qu’il ne considère pas comme appartenant à l’aventure du collectif. Les quatre autres, intégrées à cette aventure globale, sont : L’Annonce faite à Marie, La Mère, La petite trilogie d’Heiner Müller (Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes) et La Mouette.
(3) Cf., entre autres, dans cet ouvrage : Le Groupov c’est la beauté de l’éthique, de Jean-Marie Piemme, p.17
(4) Visée ici cette réitération plus ou moins ludique des inventions antérieures, au syncrétisme hasardeux (des colonnes ioniennes dans un bâtiment de verre et d’acier), et qu’on a commodément désigné comme « post-modernisme ». A quoi, peut-être, qu’on le veuille ou non, en ce moment particulier de l’histoire, tous sont assignés… Mais à quoi tous – et en tout cas le Groupov – ne sauraient se résigner sans convulsions, sans révoltes, sans résistance.
(5)) Par contre, le Groupov s’est aussi activement investi dans la vidéo (entre autres : les documentaires de Marie-France Collard), la performance, le rock, la peinture, etc. Mais il ne considère pas que la « représentation vivante » se régénère ou se popularise à essayer de ressembler aux arts de masse.
(6) Cf. dans cet ouvrage, dès 1980, le texte Sur la limite et, 30 ans plus tard, Vers une fabrique de spectres.
(7) Même si, bien sûr, la production de limite et la transgression naissante ne peuvent surgir et s’apprécier que dans l’interaction de tous les éléments que met en jeu la représentation vivante, de la modulation de l’espace à la gestion du temps.
(8) Cf. Le Jardinier.
(9) Cf. le film Koniec (genre-théâtre) de Michel Jakar sur le spectacle éponyme du Groupov (1987), et la mise en scène de La Mouette par Jacques Delcuvellerie au Théâtre National (2005).