Le triptyque Vérité
L’Annonce faite à Marie, Trash (a lonely prayer), La Mère
Après leur création collective KONIEC (genre théâtre), 1987, les membres du GROUPOV de l’époque s’engagèrent pour un temps dans des aventures distinctes. Pour sa part, Jacques DELCUVELLERIE écrivit une très longue lettre à Francine LANDRAIN, alors en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lès-avignon : A celle qui écrit « Lulu-Love-Life » : cinq conditions pour travailler dans la vérité (Alternatives Théâtrales n°44), il voulait dire : dans le sentiment de la vérité, ici, maintenant. Cette démarche allait guider ses expériences et ses créations du début des années 90, un retour – par moments – au « répertoire », et finalement conduire à RWANDA 94. En fait, il allait s’avérer dans ce parcours que ce qui se cherchait n’était ni l’adhésion à une vérité globale et structurée, ni la célébration de la perte de pareille conception, mais, très concrètement : un sens à la souffrance.
Les trois spectacles du triptyque dit « Vérité » qui s’échelonnèrent entre 1990 et 1995 ne purent jamais être rassemblés, tant pour des raisons de maturation que (surtout) de production. Or ce trajet qui part de CLAUDEL et s’achève, ou se suspend, sur BRECHT en passant par TRASH, présente une forte cohérence et les questions fondamentales qu’il soulève, les pratiques artistiques opposées qu’il confronte, appellent une présentation au public resserrée, presque simultanée, qui permette à celui-ci de vivre et réfléchir l’une par rapport à l’autre ces différentes visions du monde et de la représentation théâtrale.
La nécessité de penser le sens de la souffrance humaine et les réponses que la religion, la transgression passionnelle, érotique, ou le matérialisme et l’engagement révolutionnaire y ont apportées. De nombreux problèmes adjacents sont aussi évoqués : le terrorisme d’inspiration sacrée, la biogénétique, le sacrifice, l’action collective, l’économie politique, l’Histoire : providente ? contingente ? maîtrisable ? etc.
L’ANNONCE FAITE A MARIE de Paul CLAUDEL, TRASH (a lonely prayer) de Marie-France COLLARD et Jacques DELCUVELLERIE et LA MERE de Bertolt BRECHT sont trois réponses aux problèmes de la souffrance humaine. A la question, que faisons-nous là, et pourquoi est-ce aussi pénible, il y a d’abord la réponse de CLAUDEL. Pour lui, la souffrance a une origine qui se tient dans un débat personnel entre Dieu et l’homme. Il y a une origine de la souffrance, et cette origine est transcendante. Par ailleurs elle peut devenir source de rédemption. Pour CLAUDEL chaque homme peut s’unir à l’œuvre rédemptrice du Christ. Cela peut non seulement avoir valeur de salut individuel, mais également avoir une signification historique. Dans BRECHT, la réponse, on s’en doute, est inverse. La souffrance humaine a des causes humaines. Et dans la connaissance de ces causes et dans la lutte pour les transformer, on peut accoucher soi-même d’une autre humanité de soi. On peut transformer sa propre identité. Dans TRASH, la souffrance est prise dans son rapport le plus intime à l’individu, c’est-à-dire le lien qui existe entre le désir et la mort. Il n’y a pas eu seulement comme référence aspirante pour nous les grands maîtres qui nous ont précédés, Sade, Bataille, Guyotat… et toutes sortes d’inconnus aussi, mais également des mystiques marginales reconnues ou non par l’Eglise. Angèle de Foligno ou Louise du Néant… Nous avons également travaillé sur le lien intime qui existe entre le désir et la mort, avec la jouissance au milieu. Dit comme cela, c’est noble ! C’est un spectacle qui se situerait sur le plan du langage. L’obscénité est dans le langage porté par des femmes. Elles tiennent un discours d’obscénité totale, de plaisir total, d’abjection totale, d’amour total… On n’est pas loin de CLAUDEL et de BRECHT. Violaine embrasse bien un lépreux en sachant qu’il est lépreux. C’est un homme qui autrefois a voulu la violer, et en même temps, c’est un bâtisseur de cathédrale. On est bien proche d’Angèle de Foligno qui buvait l’eau avec laquelle elle avait lavé les lépreux… D’un autre côté il y a BRECHT et la transformation du monde ; il y a une part de cela dans TRASH… Il y a un homme qui tient un discours de transformation du monde, mais dans un lien étroit entre terrorisme et mystique… Voilà donc quel était notre projet de triptyque…
Propos de Jacques DELCUVELLERIE recueillis par J-P H. dans le programme n°6 du Cargo à l’occasion des représentations de LA MERE la saison 1994-1995.
Quelques caractéristiques dramaturgiques du triptyque « vérité »
1) Les trois pièces comportent une très importante part musicale ainsi qu’une dimension chorale affirmée :
- Dans L’ANNONCE FAITE A MARIE de CLAUDEL, sont en scène 2 chanteuses (soprano et mezzo) et 1 ténor qui interprètent des compositions originales ainsi que certaines œuvres sacrées du répertoire baroque. Une bande-son entièrement d’origine vocale, souvent à la limite de la perception, agit en permanence. Un chœur, qui joue aussi les paysans de Chevoche, est présent sur le plateau d’un bout à l’autre. Le traitement du texte obéit à la prescription de CLAUDEL: « un opéra de parole », sans que cela ôte en rien au drame ni à l’action de son énergie voire de sa violence.
- Dans TRASH (a lonely prayer), la totalité du texte assumé par 5 actrices et 1 acteur, est étroitement articulée à une musique pour violes de gambe de Christopher Tye At Lawdes Deo interprétée par l’ensemble Hypérion de Jordi Savall. Bien qu’extrêmement individualisées, les personnalités des 5 « historiennes » et de « l’homme » tissent un ensemble mots-voix-gestes-musiques, en consonance et dissonance, extrêmement construit.
- LA MERE de BRECHT, bénéficie bien sûr de la remarquable musique de Hans EISLER dont tous les chants et compositions instrumentales pour la pièce sont interprétés sur scène en direct. L’orchestre est choisi dans sa version minimale d’origine : piano, trompette, trombone/tuba, percussions. Ces musiciens (Geneviève FOCCROULLE, Michel MASSOT, Michel DEBRULLE, Mark FRANKINET) ont écrit pour les changements de tableaux des morceaux originaux basés sur les thèmes d’EISLER. Le chœur des acteurs est présent sur scène d’un bout à l’autre.
2) Les 3 pièces n’ont pas été mises en scène dans le souci d’y révéler des dimensions scandaleuses insoupçonnées jusqu’alors, des incohérences, ou de moquer les opinions qu’elles manifestent. La représentation tente d’intégrer les indications que les auteurs ont fournies à leur sujet et d’épouser le « rêve » de chacun de ceux-ci sur son œuvre. Elle ne s’écarte éventuellement de ce chemin, dans des cas précis, qu’après avoir essayé de l’emprunter jusqu’au bout et après avoir vérifié que telle ou telle solution scénique de l’auteur ne fonctionne pas aujourd’hui voire même trahit l’intention fondamentale.
3) L’acteur, comme il ressort d’évidence de la dimension musicale et chorale, s’intègre à un ensemble et le porte, mais sa singularité reste l’élément central de la vie scénique. Il s’agit pleinement d’un théâtre d’acteurs, les effets scénographiques ou lumineux sont minimaux.
4) Les trois œuvres sont portées avant tout par des femmes. Sur elles repose tout ce qui s’expose, se vit, se débat d’essentiel dans les trois spectacles. Chez CLAUDEL la pièce trace la trajectoire de Violaine, en liaison avec le destin de sa sœur « mauvaise » : Mara. Dans TRASH (a lonely prayer) les 5 « historiennes » disposent de plus de 80% du texte, l’homme n’a que deux interventions. Celui-ci est immobile, assis à un bureau à moitié enterré, alors qu’elles occupent tout le plateau. Elles sont parfois assistées d’un servant de scène mâle, mais muet. Dans LA MERE, fait exceptionnel au théâtre, le personnage de Pélagie Vlassova est présent et central dans toutes les scènes de la pièce.
5) On a mis l’accent jusqu’ici sur les caractéristiques communes aux trois volets du triptyque, mais bien sûr leurs dramaturgies divergent fondamentalement. Les trois volets sont unis par les caractéristiques précédentes et en même temps tout à fait distincts. La langue de CLAUDEL est lyrique, dans son étrange mélange de prosaïsme et de mystique. Celle de BRECHT concise, économe, concrète, mais toujours d’un poète, avec des ruptures presque bibliques (l’imprécation dans la scène du cuivre). Celle de TRASH est composite : les « logodiarrhées » lyriques du début, le récit de voyage parodique, ironique et cauchemardesque en Afrique, le compte-rendu, le pamphlet, et l’écriture quasi durassienne des 5 monologues finaux. CLAUDEL situe L’ANNONCE FAITE A MARIE dans un Moyen-Age de convention, dit-il, d’enluminure ; BRECHT dans la Russie tsariste stylisée avec un choix pondéré d’éléments réalistes ; TRASH se passe au 20ème siècle finissant, hier tout juste. Et toutes les voix y sont sonorisées, alors que les deux autres spectacles sont purement acoustiques. Etc.